L’aéroport qui déchire les Britanniques

Les parlementaires du Royaume-Uni s’apprêtent à voter l’extension de l’aéroport d’Heathrow. Écologiquement contesté, le projet divise travaillistes et conservateurs.

Daryl Ramadier  • 24 juin 2018
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L’aéroport qui déchire les Britanniques
© PHOTOS : CHRIS J RATCLIFFE/LEON NEAL/AFP

L’aéroport international de Londres-Heathrow aura-t-il sa troisième piste ? Les députés de la chambre basse du Parlement britannique trancheront demain, 25 juin. Cette extension – une patate chaude que les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de se renvoyer – agite les débats depuis plus d’un demi-siècle. Philip Sherwood, auteur de Heathrow : 2000 Years of History, les fait même remonter à 1946. En 2009, le gouvernement de Gordon Brown (travailliste) se disait favorable au projet d’agrandissement. Deux ans plus tard, celui de David Cameron (conservateur) le renvoyait aux oubliettes (« no ifs, no buts »). Sous Theresa May, le feu est repassé au vert. Début 2017, son exécutif annonçait un vote parlementaire pour « l’année prochaine ». Ce sera ce lundi.

Le processus s’est accéléré au début du mois sous l’impulsion de Christopher Grayling, secrétaire d’État aux Transports. Avec plus de 78 millions de passagers l’an dernier, Heathrow est l’aéroport le plus fréquenté d’Europe et le septième mondial. Il est aussi souvent décrit comme « bondé » et « engorgé ». Sa nouvelle piste devrait lui permettre d’accueillir plus de 200 000 vols supplémentaires par an. Le gouvernement se réjouit d’avance des retombées économiques : le département des Transports annonce 114 000 nouveaux emplois au Royaume-Uni, dont plusieurs milliers en Écosse et en Irlande du Nord grâce au renforcement de la « connectivité régionale ». Quant aux nuisances sonores et à la pollution, les problèmes sont écartés par l’exécutif à la faveur des avancées technologiques, qui devraient selon lui permettre aux avions d’être moins bruyants et plus propres.

Une « catastrophe environnementale » ?

Les opposants à l’extension dénoncent eux un manque de préoccupations écologiques. Les dernières prévisions gouvernementales annoncent une augmentation des rejets de CO2 à hauteur de 7,3 millions de tonnes d’ici 2030 si la troisième piste est construite. L’aviation a un impact sur le climat plus important que ne laisse paraître sa part dans les émissions mondiales de CO2 (2 %). D’autant plus que d’autres types d’émissions aériennes, comme celles d’oxydes d’azote, sont difficiles à quantifier. Si la zone de Heathrow est constamment décriée pour sa pollution, c’est (aussi) à cause de son trafic autoroutier. Sur les millions de personnes qui se rendent à l’aéroport chaque année, 59 % le font en voiture ou taxi contre 41 % avec les transports publics{: target= »_blank » style= »background-color: rgb(255, 255, 255); » }. Or, il n’est pas dit qu’un meilleur réseau de transports en commun et un nombre de véhicules électriques plus important – des solutions qui sont promises – suffisent à résoudre le problème, puisque le nombre de passagers doit aussi largement augmenter.

Le projet d’aéroport entre en contradiction avec le Climate Change Act de 2008, dans lequel le Parlement s’engageait à réduire de 80 % ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050. Dans son discours du 5 juin, Christopher Grayling n’a pas eu un mot pour l’environnement, ce qui a largement été déploré par les écologistes. En première ligne se retrouvent la députée Caroline Lucas, co-leader du Green Party, ou l’emblématique John Stewart, connu en France pour avoir tissé des liens avec les militants de Notre-Dame-des-Landes. Doug Parr, chef de l’équipe scientifique de Greenpeace au Royaume-Uni, plaide pour une prise de conscience urgente :

Nous devons abandonner la mentalité du XXe siècle qui voit l’environnement comme un problème secondaire, et accepter le fait que le climat doit être au centre de toutes les décisions du gouvernement.

Les dizaines de milliers d’habitants voisins d’Heathrow protestent aussi contre les nuisances sonores qui seront générées par le trafic aérien. Pour calmer les tensions, une période d’au moins 6,5 heures sans vol par nuit a été promise. Mais les riverains restent sceptiques, alors que plus de 800 habitations devraient être détruites pour permettre cette extension. Jusqu’à 2,6 milliards de livres sont prévues en guise de compensation et pour travailler à une meilleure isolation.

Si la construction de la piste devrait être financée par des fonds privés, l’organisme public Transport for London estime qu’il va falloir rajouter 15 milliards de livres pour développer les réseaux de transports qui permettront de se rendre à l’aéroport. Les opérations, dénonce l’opposition, pourraient aussi coûter plusieurs millions aux contribuables si le futur gouvernement venait à changer ses plans – ce qui, au regard de l’histoire d’Heathrow, ne serait pas une surprise.

Travaillistes et tories divisés

Avec 316 élus sur 650, le Parti conservateur est en position de force à la chambre basse du Parlement. L’exécutif britannique a demandé aux députés de la majorité de voter en faveur du projet d’agrandissement. Le Parti unioniste démocrate (DUP) et le Parti national écossais (SNP), qui rassemblent à eux deux 45 députés, devraient également suivre ou s’abstenir – pas de certitude sur ce plan-là. Même s’il semble bien embarqué, le scrutin n’est pas gagné d’avance pour les tories.

L’extension de l’aéroport ne fait en effet pas consensus chez les conservateurs. Et pour cause : la population des circonscriptions de plusieurs députés serait affectée par cette nouvelle version d’Heathrow. C’est le cas pour Justine Greening, ancienne ministre des Femmes et des Égalités, mais aussi pour Greg Hands. Son désaccord avec le gouvernement vient de causer sa démission du poste de secrétaire d’État au Commerce international. Le bruyant Boris Johnson, nommé aux Affaires étrangères, a même promis de s’allonger devant les bulldozers. Mais lui ne prévoit pas de démissionner, et devrait être absent le jour du vote car retenu à l’étranger – ce qui passe pour un manque de courage.

© Politis

Theresa May tente de museler la contestation. Elle a demandé aux élus conservateurs opposés à Heathrow de ne pas faire activement campagne et de n’exprimer leurs opinions que « dans les médias locaux ». Une trentaine de tories seraient prêts à voter contre ; les conservateurs vont donc avoir besoin d’autres formations pour atteindre la majorité. Les partisans du « Non à l’extension » l’ont compris et tentent de rallier à leur cause les Écossais du SNP – des manifestations ont eu lieu devant le siège du parti. Mais la clé du scrutin devrait être dans la répartition des voix du Labour, première force d’opposition avec 258 élus.

Or ses députés sont eux aussi divisés. Le Parti travailliste conditionne son soutien à l’agrandissement d’Heathrow aux bons résultats de tests sur le bruit, la qualité de l’air, l’impact sur le climat et la croissance économique. En off, ils sont peu nombreux à croire que ces quatre critères seront remplis. Le chancelier (ministre des Finances) du cabinet fantôme, John McDonnell, appelle ses collègues à freiner le projet. En face, l’influent syndicat Unite se satisfait des dizaines de milliers d’emplois qui pourraient être créés. Sur l’ensemble des élus travaillistes, une centaine seraient prêts à voter dans le sens du gouvernement, en dépit de l’intense campagne menée ces derniers jours par des activistes entrés en grève de la faim ou des collectifs comme Plane Stupid.

L’approbation des parlementaires ne serait pas pour autant synonyme d’extension de l’aéroport. Celle-ci aura d’autres étapes à franchir, comme une consultation publique, et ne devrait pas être signée avant 2021. Dans le meilleur des scénarios, la nouvelle piste n’est pas attendue avant 2025. Les avocats de l’organisation ClientEarth ont déjà prévu de s’attaquer au projet au regard des problèmes environnementaux qu’il soulève. Les riverains expulsés comptent aussi se saisir de la justice pour faire valoir leurs droits. « La pire décision prise par un gouvernement britannique dans les temps modernes », ainsi qu’écrit l’auteur et journaliste Simon Jenkins, est donc encore loin d’être actée. En cas de refus majoritaire des députés, demain, aucune option alternative n’est prévue et le projet serait à nouveau mis de côté.

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