Le naufrage de l’Europe

La crise migratoire agit comme un terrible révélateur de l’état de l’Europe. Comment les Vingt-Huit pourraient-ils soudain être solidaires alors que l’Europe n’existe que dans et par la concurrence ?

Denis Sieffert  • 20 juin 2018
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Le naufrage de l’Europe
© photo : Alejandro Martinez Velez / Sputnik / AFP

Dans quel état nos sociétés vont-elles sortir de la crise migratoire ? Un peu partout, des mouvements que l’on nomme pudiquement « populistes » ont le vent en poupe. La xénophobie, qui est leur trait commun, n’est jamais loin du fascisme. Dans certaines conditions, l’ethnorégionalisme, dont se réclame un Matteo Salvini, peut y conduire. Le ministre italien de l’Intérieur vient d’ailleurs de faire un pas de plus vers cet abîme idéologique. Il se propose à présent de recenser les Roms pour expulser ceux d’entre eux qui n’ont pas la nationalité italienne. On a beau vouloir éviter ici les excès de langage (il faut toujours, hélas, garder du vocabulaire pour la suite !), avouons que ces projets de recensements ethniques, ces images de migrants refoulés, auxquelles font écho les vidéos venues d’outre-Atlantique montrant des enfants arrachés des mains de leur mère par la police texane, ont plus que des résonances avec un passé tragique. Certes, rien ne se répète jamais à l’identique, mais nous avons aussi retenu de l’histoire que les signes avant-coureurs sont souvent sous-interprétés. Quelques-uns des plus brillants intellectuels allemands et autrichiens des années 1930, Freud, Thomas Mann (à la différence de son frère), et même Stefan Zweig, pour ne citer qu’eux, n’ont rien vu venir. Or, il y a tout lieu de penser que cette crise, qui va durer, va créer un terrain fertile. On peut le craindre d’autant plus que la complicité des formations politiques traditionnelles, de droite et du centre, est acquise à l’extrême droite.

L’exemple français est hélas édifiant. Avec Wauquiez et Collomb, c’est peu dire que les digues ont cédé. Entre le président des Républicains et le Front national, il faut désormais une loupe pour distinguer les différences. Quant au ministre de l’Intérieur d’Emmanuel Macron, il forme avec son homologue italien Matteo Salvini un duo très complémentaire. La violence de l’Italien répond à l’hypocrisie du Français. Une hypocrisie d’État qui fait mine de s’indigner d’une situation dont la France est coresponsable.

L’affaire de l’Aquarius et, plus généralement, la « gestion » de la crise migratoire nous en disent long sur les hommes qui nous gouvernent, leur opportunisme, leur clientélisme, et leur absence de principes. Mais l’inhumanité avec laquelle les migrants sont traités a évidemment des causes plus profondes. Le capitalisme a toujours été cynique avec les immigrés. Ils peuvent être convoités et même désirés s’ils ont un attrait économique pour le système. Au milieu des années 1920, la Société générale d’immigration, au nom du patronat, passait les « commandes » à la Pologne pour livrer aux houillères une main-d’œuvre bon marché. L’État était à la fois passeur et négrier. On ne mourait pas pendant le voyage, mais au fond de la mine, de silicose ou de grisou. Et on était renvoyé au pays quand la conjoncture était mauvaise. La France a toujours hésité entre rejet et commerce sordide.

Aujourd’hui, le débat sur le statut des travailleurs détachés répond au même impératif de maîtrise. Il faut que nos immigrés soient bons à exploiter. Nos élites politiques et économiques détestent perdre le contrôle. Selon cette logique mercantile, que faire d’arrivants dont on ne connaît ni la culture ni la religion, et encore moins le « profil professionnel » ? A priori, ces Soudanais qui peuplaient l’Aquarius présentent peu d’intérêt pour notre système. En agitant les peurs identitaires, les politiques mobilisent l’opinion contre eux. Et ils font coup double : ils justifient la répression à l’encontre d’hommes et de femmes qui ne les intéressent pas ; et ils nous détournent des questions sociales.

La crise migratoire agit donc comme un terrible révélateur de l’état de l’Europe. Comment les Vingt-Huit pourraient-ils soudain être solidaires, comme les y invite Emmanuel Macron, alors que l’Europe n’existe que dans et par la concurrence ? Une concurrence fiscale, salariale, industrielle… Si l’Aquarius n’a pas fait naufrage, l’Europe, elle, est bel et bien en train de sombrer. Au même moment, un autre exemple illustre cette faillite. La crise grecque. L’Eurogroupe triomphe alors que le peuple est exsangue. Les ministres des Finances de l’Union européenne s’apprêtent à célébrer la fin du programme d’assistance à la Grèce. Mais les salaires ont parfois baissé de 30 %, les retraites ont été amputées à plusieurs reprises, et 21 % de la population active est au chômage. L’Europe a ses naufragés de l’intérieur ! C’est la pire des situations, mais ce n’est pas la seule. Les peuples qui paient un tel tribut aux politiques d’austérité ne peuvent qu’être perméables aux peurs activées par les discours identitaires. Ceux, nombreux, qui au sein de nos sociétés se mobilisent pour accueillir les migrants n’en ont que plus de mérite. Leur action n’est pas seulement de solidarité. C’est un combat contre une très inquiétante dérive idéologique et morale.

Post-scriptum :

Un mot encore pour dénoncer un autre scandale. Dimanche, la police fluviale de M. Collomb (encore lui !) a empêché deux petits voiliers suédois d’une flottille de solidarité avec Gaza d’accoster au pied de l’Institut du monde arabe, où les attendaient Leïla Chahid, Jack Lang et l’ambassadeur de Palestine et quelques centaines de manifestants. On ne peut voir là que soumission politique au gouvernement israélien, responsable d’un récent massacre à Gaza.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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