Migrations : « Un projecteur sur les aidants »

Le dessinateur Edmond Baudoin publie, avec son complice Troubs, Humains. La Roya est un fleuve. Un carnet de portraits de migrants et de ceux qui leur portent secours. Il explique ici sa démarche et son engagement.

Pouria Amirshahi  • 20 juin 2018 abonné·es
Migrations : « Un projecteur sur les aidants »
© photo : éditions l’association

Ils étaient à Vintimille puis dans la Roya, près des migrants, avec les nouveaux Justes (lire Politis n° 1489). Ils racontent l’humilité des arrivants, la bonté des aidants. Le trait noir et épais d’Edmond Baudoin s’entremêle pour la troisième fois avec le crayon fin de Troubs. Déjà, les deux auteurs avaient réalisé deux reportages (1) sur les déplacés de Colombie et les candidats mexicains au « rêve américain ». Troubs, qui se définit comme un dessinateur-voyageur, est un habitué des carnets de route. Baudoin, lui, est un voyageur de l’âme, dont il sait tracer les contours sensuels, les tourments et les plaisirs. À 76 ans, ce maître de la BD n’abdique rien, ni de son art ni de son humanisme profond. Un engagement qui n’a pas besoin de slogans pour exister. Le trait courbé suffit.

Dans un entretien à Politis (n° 1504), Erri De Luca disait son amour de la montagne, lieu de passages. Vous, le Niçois d’origine italienne, c’est la mer qui vous inspire. Pourtant, vous refusez désormais de vous baigner dans la Méditerranée…

Edmond Baudoin : Je la boude, je suis mal à l’aise avec cette mer que j’aime tellement. Savoir que, quand je suis dedans, quelqu’un s’y noie… Je sens la personne qui se noie, je suis avec elle. Cette mer-là, je l’aime trop. L’Atlantique, c’est infini et, quand on le prend, on s’en va au loin ; la Méditerranée, c’est autre chose, c’est un grand commun de cultures, de civilisations. Et on va laisser les gens mourir, là, sous nos yeux ? Tout ce sang dans la mer… On ne peut pas accepter ça. Il va bien se passer quelque chose.

Ce livre est-il votre façon de vous engager « pour qu’il se passe quelque chose » ?

La colère contre les États et notre gouvernement est là, mais mon engagement pour les « arrivants » est beaucoup plus doux. Tu ne peux pas rester sans rien faire, c’est aussi simple que cela. Et puis il y a les aidants, les généreux, les « humains ». Puisque moi j’ai la possibilité, avec des livres et des images, de les faire vivre, de dire qu’ils existent, comme vous avec Politis, je mets un projecteur sur ces gens-là. C’est tout ce que je peux faire. J’étais à Vintimille, à Marseille, je peux être avec eux de temps en temps, mais l’important est de les faire exister. Parce que c’est difficile, ce qu’ils font, même ouvrir les bras, garder longtemps les bras ouverts. Surtout quand il leur arrive de recevoir des insultes.

Dans les portraits que vous faites des migrants, on sent une grande pudeur.

Ils ne sont pas la misère du monde : ils l’ont fuie, la misère du monde. C’est très différent. Ils ont de la vie, ils en ont plein à nous donner. Ils sont dans la vie. À Vintimille, c’est comme à Calais, ils sont dans l’attente, il y a quelque chose de pesant sur les visages et les épaules. Il y a cette peur, lourde, cette attente. « Est-ce que je tente demain ? Est-ce que je vais réussir à passer ? Est-ce que j’en ai la force ? » Mais, quand ils ont passé la frontière, ils sont dans la joie, comme s’ils avaient gagné le droit d’espérer être heureux. Ils ont passé une étape. Quand ils sont chez Cédric Herrou ou chez les autres aidants, c’est la joie qui fait battre les cœurs. Franchir une frontière, c’est magique, même quand c’est permis.

Dans votre région, on a d’un côté des gens comme Estrosi ou Ciotti, lequel avait d’ailleurs qualifié les aidants de « délinquants », et, de l’autre, des accueillants, des hospitaliers. Leur générosité vous a-t-elle surpris ?

Ces femmes et ces hommes m’ont mis face à quelque chose que je n’avais pas touché jusque-là. Quelque chose de tellement simple que cela m’a surpris, oui. Ce qui est extraordinaire… c’est le non-extraordinaire de la chose, la beauté sincère de leurs gestes. Quand je posais la question « pourquoi vous faites ça ? », la première réponse était dans leurs yeux étonnés qui me disaient « mais quelle question ! C’est évident pourtant ». Je me sentais presque stupide. La réponse n’avait pas à être dite. C’était « parce que ».

Bien sûr, quand on creusait, avec Troubs, on nous répondait « j’ai été élevé comme ça », « mon grand-père était juif », etc. Un peu comme Mamadou Gassama, qui a grimpé à toute vitesse sur la façade de cet immeuble pour sauver un enfant. Lui aussi répond avec la simplicité de l’évidence : « parce que ». Ce qui est terrible, c’est que ce « parce que » devient illégal, en France, en Europe, aux États-Unis.

À défaut d’une parole et d’un courage politiques, la seule digue qui reste face à l’indifférence, ce sont les aidants ?

Oui. C’est pour cela que le livre s’intitule Humains. On ne devrait pas leur donner de médailles, on devrait tous être des aidants. Ils sont bien plus nombreux que ce que le gouvernement veut bien nous dire. Ceux qui nous gouvernent veulent empêcher ça. Mais peut-on empêcher la bonté ? Elle est partout, jusque dans les villages les plus reculés. Les médias ne nous montrent le plus souvent que les désordres, la misère ou les angoisses de ceux qui ont peur de l’arrivée de ces étrangers démunis. Mais, la réalité, c’est aussi la générosité des autres. On entend souvent dire – c’est parfois vrai – que les arrivants d’hier, les arrivés, n’ouvrent pas grand les bras à ceux d’aujourd’hui. Eh bien, quand on est passés dans les quartiers nord de Marseille, les citoyens français, souvent des Maghrébins, applaudissaient ceux venus d’Afrique.

Notre entretien se déroule en plein scandale de l’Aquarius

Oui, c’est abominable… L’Italie vient de créer un terrible précédent. Il est envisageable, désormais, que des êtres humains restent emprisonnés en pleine mer. Est-il possible que demain aucun État n’accueille un bateau et que tous laissent les gens mourir ? Mais de toute façon l’immigration va continuer. Migrants économiques ? politiques ? Ils sont là et, la vérité, c’est qu’on souffre ailleurs et que les humains ne sont pas différents selon qu’ils sont réfugiés pauvres ou « seulement » réfugiés politiques.

Ces hommes et ces femmes ont fui la mort. À cause de leurs dirigeants, parfois à notre solde, mais aussi à cause de nous. Nous profitons des richesses qu’ils ont dans leurs terres. Eux n’ont plus grand-chose et nous avons tout. Et nos pays riches n’ont pas décidé d’arrêter ce modèle d’épuisement. Nos gouvernements campent dans un déni de réalité par refus de partager. Parce que nous sommes riches. Et les riches ne partagent pas.

Dessiner ces humains, c’était facile ?

Oui. J’ai appris dans leurs yeux.

Et les arrivants ?

Dans les yeux aussi – c’est normal, on échangeait peu de mots. Mais vous ne pouvez pas imaginer le bonheur que ça leur fait que quelqu’un s’arrête sur eux et les dessine, puis leur donne le dessin. C’est un cadeau immense et j’ai aimé donner à chacun son portrait dessiné. Je sais bien qu’il s’abîmera dans le voyage, mais au moins ils l’auront eu. Et puis certains le prenaient en photo et l’envoyaient au pays.

Comme une preuve de vie ?

Exactement.

Vous avez une prochaine étape ?

Les militants de la Roya m’avaient prévenu : « Quand on met le doigt, ça vous prend le bras et puis tout le reste. » C’est ce qui se passe. Hier, j’étais à Lyon, je vais bientôt aider des aidants à Nantes. Après tout, pourquoi pas. Quel est le sens d’une vie ? Que se passe-t-il là ? Bien sûr, j’essaie de mener ma vie. Mais il y a des hommes qui meurent et il faut bien faire quelque chose. Dans l’immédiat, je vais me rendre à Briançon pour rencontrer des gens autour du livre dans quelques librairies. Et je retournerai à la Roya, où il y aura une fête entre le 11 et 15 juillet. Une fête solidaire. Une fête des humains.

(1) Le Goût de la terre et Viva la vida, Éd. l’Association.

Humains. La Roya est un fleuve, l’Association, « Éperluette », 108 p., 22 euros.

Edmond Baudouin Dessinateur

Société
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