Affaire Benalla : un scandale signé Jupiter

L’irruption tardive et impromptue de Macron dans l’affaire Benalla pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.

Agathe Mercante  • 25 juillet 2018 abonné·es
Affaire Benalla : un scandale signé Jupiter
Photo : Alexandre Benalla apparaît sur des milliers de photos aux côtés d’Emmanuel Macron, rendant éclatants certains mensonges.
© LUDOVIC MARIN / AFP

Un jeune homme au sol, étendu sur les pavés de la place de la Contrescarpe, à Paris. Un autre, casque à visière sur la tête, lui assène un violent coup de pied au thorax. La scène, filmée, vue plus de 120 000 fois sur Internet, aurait pu rester un triste et désormais si courant exemple de violence policière. Mais le sort en a voulu autrement. Car ces images, tournées le 1er mai, à l’occasion d’un « apéro militant » d’une centaine de personnes, montrent tout autre chose. Le 18 juillet, Le Monde révèle que l’agresseur – comment le qualifier autrement ? – n’est pas un policier en civil, c’est Alexandre Benalla, chargé de mission à l’Élysée, un membre du premier cercle d’Emmanuel Macron. Un jeune homme de 26 ans, chargé d’assurer la sécurité de plusieurs personnalités politiques depuis 2011 et celle du président de la République depuis son entrée en campagne. Ces agissements, commis avec un employé de La République en marche, Vincent Crase, lui ont valu d’être mis en examen pour de graves chefs d’accusation, dont ceux de « violence en réunion n’ayant pas entraîné d’incapacité temporaire de travail » et d’« immixtion dans l’exercice d’une fonction publique en accomplissant des actes réservés à l’autorité publique ». La justice tranchera le sort de cet homme qui assurait la sécurité du chef de l’État. L’affaire a surtout pris une tournure politique proche du séisme.

Car c’est dès le 2 mai que l’Élysée a appris l’existence de ces violences. Mais n’a rien fait, ou si peu. À la presse, Patrick Strzoda, directeur du cabinet, assure avoir contacté immédiatement le Président, alors en voyage en Australie. « Si les faits sont avérés, il faut prendre des sanctions », se serait-il entendu répondre. Quelles sanctions ? Benalla a été suspendu pour deux semaines – du 4 au 19 mai. « La sanction la plus grave jamais prononcée contre un chargé de mission travaillant à l’Élysée », a plaidé, sans convaincre personne, Bruno Roger-Petit, porte-parole du Palais, au lendemain des révélations du Monde, soit trois mois après les faits.

Qu’a fait Benalla entre le 2 mai et le 18 juillet ? Rien, dit l’Élysée, qui prétend l’avoir relégué à un poste administratif, en charge des événements se déroulant dans le palais présidentiel. Mensonge immédiatement éclatant, puisqu’on le voit sur des images prises lors de l’hommage rendu à Simone Veil au Panthéon (1er juillet), à proximité de la tribune des invités du défilé du 14 Juillet, dans le bus des Bleus victorieux sur les Champs-Élysées (16 juillet) ! Le 9 juillet, Benalla se voit même offrir un logement de fonction dans une dépendance de l’Élysée, quai Branly. Belle pénitence ! Quant à une saisine du procureur de la République, que l’article 40 du code pénal impose à « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit […]de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs », n’y pensez même pas – personne à l’Élysée n’y a songé.

À ce niveau de dissimulation, la portée de l’affaire est dévastatrice. Au-delà des violences, qui plus est exercées sans mandat, que faisait Alexandre Benalla dans cette manifestation ? Pourquoi portait-il un brassard de police, comme le montrent des vidéos et des photographies prises au jardin des Plantes ? Qui l’y avait invité ? À qui parlait-il dans son talkie-walkie ? Pourquoi les CRS n’étaient-ils pas étonnés de le voir là ? Pourquoi a-t-il frappé ses deux victimes ? Pourquoi les a-t-il fait interpeller ?

Contradictions

Dès la révélation du scandale, les questions se sont accumulées, mais les réponses ont été pauvres ou mensongères. Sur la présence de Benalla à la manifestation, les versions se contredisent. Là où Bruno Roger-Petit affirmait que le chargé de mission avait été invité par la direction de l’ordre public, son directeur, Alain Gibelin, assure n’avoir été alerté de sa présence que le lendemain des faits. Absence d’informations confirmée par le préfet de police et le ministre de l’Intérieur. De quoi fragiliser la mince défense de l’Élysée, qui, au bout de cinq jours, a laissé fuiter, via des proches d’Emmanuel Macron, l’indignation timorée du Président. « Il n’y a pas eu et n’y aura pas d’impunité », aurait-il déclaré. Benalla a été licencié le 20 juillet, en raison de nouveaux éléments : il aurait été « destinataire d’un document de la préfecture de police qu’il n’était pas autorisé à détenir, aux fins de prouver son innocence ». Alexandre Benalla s’était en effet procuré, dès le 1er mai, les images et vidéos de police où il apparaissait, entraînant logiquement la mise à pied de trois policiers, le temps que l’IGPN enquête.

Alors que tous les regards se tournent vers l’Élysée, l’affaire Benalla est aussi l’histoire croisée entre le Président et son chargé de protection. Celle d’un homme parti de rien, sans mandat, issu des cercles proches du pouvoir sans jamais l’avoir exercé en pleine lumière. L’affaire est le prolongement de la prise de l’Élysée par un commando de jeunes loups surentraînés et qui, au lendemain de la blitzkrieg, peinent à endosser le costume. Copinages, actions dans l’ombre, mépris des règles de la République… La « start-up nation » ne se mélange pas avec l’État, dont elle contourne allègrement les règles éthiques élémentaires. Et depuis le 1er mai, les lois. Dès le lancement de la candidature Macron en 2016, Benalla, chargé d’assurer la sécurité du candidat, usait alors de méthodes plus que musclées : selon les emails de campagne, piratés et diffusés sur Wikileaks en 2017, il aurait commandé des armes non létales. « Macron est un vrai entrepreneur, donc il sait déléguer, mais une fois qu’il fait confiance, il n’y a plus de contrôle », confiait au Monde un ancien du service d’ordre de la campagne présidentielle. Au point de laisser déraper sans contrôle ? Facile dédouanement. Derrière les symboles – Versailles, la cour du Louvre – potachement sacralisés par le Président, il s’est dans les faits attelé à un travail de sape des institutions républicaines comme peu de ses prédécesseurs. Avec « agilité » pour maître-mot, le président de la République a mené à marche forcée ses réformes, en dépit de l’opposition des corps intermédiaires et des contre-pouvoirs : la justice, qui se saisit maintenant de l’affaire et a d’ores et déjà mis en examen cinq des acteurs impliqués ; la presse, qui l’a révélée ; ou encore le Parlement.

Sous la pression des oppositions de droite et de gauche, l’étude du texte a dû être repoussée sine die. Incarnant leur rôle de contre-pouvoir, Sénat et Assemblée se sont dotés de commissions d’enquête et multiplient les auditions des protagonistes, en commençant par Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur, et Michel Delpuech, préfet de police de Paris. Ce dernier confirme avoir croisé Benalla, le soir du 1er mai, dans ses locaux, mais nie toute promiscuité avec lui, distinguant « lien de confiance et de proximité pour permettre un travail intelligent » et « copinages malsains ». Avec du recul, il concède même : « À ce niveau, sa présence n’était pas pertinente. »

Turpitudes

L’Élysée a attendu deux mois et demi pour se séparer de Benalla, et encore 48 heures après la révélation du scandale. Trop tard. L’amputation d’un membre ne suffit pas toujours à endiguer la gangrène. Les retombées politiques sont dévastatrices. L’irruption tardive de Macron, le 24 juillet au cours d’une soirée privée avec le groupe LREM à l’Assemblée nationale, pose plus de questions qu’elle n’en résout. Le chef de l’État a beau « assumer » et se déclarer « trahi » par Benalla, il ne dissipe pas le malentendu qui naît d’une nette tentative de dissimulation. Que se serait-il passé si Le Monde n’avait pas révélé l’affaire ?

D’autant qu’en assumant sa responsabilité, Macron se rend de fait « irresponsable », au regard de l’article 67 de la Constitution, qui indique que « le président de la République […] ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite ». Une tentative un peu grossière d’arrêter là les enquêtes : quelle autorité pour poursuivre un président de la République que la norme suprême protège ?

« Cette affaire est du niveau du Watergate », a attaqué Jean-Luc Mélenchon. Le chef de file de la France insoumise y voit la preuve de l’existence d’un « cabinet de sécurité officieux au sommet de l’État ». « L’un [Nixon] enregistrait les opposants dans son bureau et l’autre s’organise une milice personnelle », a-t-il taclé.

Avec un Président désormais tiré vers le bas et englué dans ses turpitudes, c’est – comble de la Ve République ! – le Premier ministre, Édouard Philippe, qui se retrouve au-dessus de la mêlée. Celui-là même qu’Emmanuel Macron effaçait progressivement de la scène, jusqu’à proposer que désormais, et chaque année, le président de la République puisse répondre aux parlementaires réunis en Congrès à Versailles. L’affaire vient jusqu’à bouleverser les termes du débat constitutionnel : alors que les députés LREM s’apprêtaient à se saborder eux-mêmes en renforçant le présidentialisme ontologique de la Constitution gaulliste, on doit se dire que le contrôle de l’exécutif et le renforcement du Parlement n’est peut-être pas si « vieux monde » que cela. Et si c’était la première leçon de cette « affaire Macron » ?

Politique
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