Droits sociaux : pourquoi l’État manque sa cible

Emmanuel Macron a dans le collimateur le « pognon de dingue » des aides sociales : pourtant, 11 milliards d’euros sont « économisés » chaque année, car des bénéficiaires potentiels ne demandent pas RSA, APA, CMU, etc.

Marie Pouzadoux  • 3 juillet 2018 abonné·es
Droits sociaux : pourquoi l’État manque sa cible
© photo : ludovic MARIN / AFP

En 2014, l’État a détecté pour 3,6 milliards d’euros de fraude fiscale, mais seulement 45 millions de fraude aux aides sociales, selon l’association ATD Quart monde, qui lutte pour la dignité des personnes en grande précarité et situation de pauvreté. Les resquilleurs d’impôts ont donc coûté 80 fois plus que les profiteurs de minima sociaux. Un cinglant démenti au refrain souvent répété, « les pauvres sont des fraudeurs ». « C’est faux. Les pauvres fraudent beaucoup moins que les autres » : c’est la 27e idée reçue listée dans le livre En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté d’ATD, réédité en 2017.

Depuis les années 2000, les discours se sont durcis et une suspicion envers les pauvres s’est installée : « assistés », « profiteurs ». Des élus profèrent que l’« on vit mieux au RSA qu’au Smic » (Laurent Wauquiez). Pourtant, en 2017, ce sont 11 milliards d’euros que l’État a économisés parce que des bénéficiaires n’ont pas réclamé leurs droits sociaux : 5,3 milliards pour le RSA (revenu de solidarité active), 4,7 milliards de prestations familiales et 828 millions d’euros pour l’APA (allocation personnes âgées), selon les chiffres calculés par ATD Quart monde.

2 à 3 milliards de non-recours aux tarifs sociaux

Pour le RSA, une personne éligible sur deux ne le touche pas. Idem pour la CMU (couverture médicale universelle) et la CMU-C (CMU complémentaire), dont l’octroi n’est pas automatique : les taux de non-recours sont respectivement de 30 % et de 40 %. Pire encore pour la très souvent méconnue ACS (aide au paiement d’une complémentaire santé), aide financière versée aux personnes dépassant le plafond d’attribution de la CMU-C : le taux de non-recours atteint 60 % à 70 %.

À ces 11 milliards d’euros, il faut ajouter – les estimations sont variables – 2 à 3 milliards de non-recours aux tarifs sociaux. En 2017, 65 % des bénéficiaires potentiels n’ont pas demandé le tarif première nécessité (TPN) d’EDF et 62 % le tarif spécial de solidarité (TSS) de GDF. Pour les tarifs sociaux des transports urbains, le taux s’étend de 50 % à 70 % selon les villes et régions. Et il existe une multitude d’autres tarifs sociaux méconnus. Orange propose une réduction sur l’abonnement de base du téléphone fixe aux personnes touchant le RSA, l’AAH (allocation adulte handicapé) ou l’ASS (allocation de solidarité spécifique, pour les chômeurs en fin de droits), mais aucun moyen de connaître le nombres de bénéficiaires.

Pourquoi ces éligibles ne font-ils pas valoir leurs droits ? Le premier obstacle, c’est l’information du bénéficiaire : il ne connaît pas l’existence d’un droit, ou pense ne pas être concerné, ou imagine qu’il dépasse les seuils d’admissibilité. Il peut aussi répugner à dépendre de l’aide publique, par crainte d’être stigmatisé.

« Un vrai parcours du combattant »

Second obstacle : la complexité des démarches. Qu’elles soient dématérialisées ou sur papier, elles demandent un bon niveau d’alphabétisation, et souvent une aide extérieure (assistants sociaux, famille, etc.). « C’est parfois un vrai parcours du combattant », souligne ATD. Il ne faut pas simplement remplir un formulaire, mais encore fournir de nombreux justificatifs, comme pour la CMU-C ou le RSA. Enfin, les démarches sont décourageantes : beaucoup abandonnent en cours de route, pour une pièce manquante ou un courrier administratif incompris.

Bien que les agents de l’administration aient aussi pour mission d’informer les prestataires sur leurs droits, y compris ceux dépendant d’autres services, dans les faits les prestataires se sentent souvent seuls.

Ces non-recours ne sont en rien une « économie » pour l’État : « Les situations de non-recours aux droits mettent en difficulté les ménages précaires, car certains besoins sociaux insatisfaits s’aggravent, explique Philippe Warin, directeur de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore). Or, les demandes d’aides en urgence et les effets sur le long terme sont plus coûteux que l’économie qui serait faite par le non-versement d’aides. » Selon lui, « le coût le plus édifiant pour la société, ce sont les dépenses sanitaires liées à la dégradation de l’état de santé des personnes qui n’ont pas bénéficié de leurs droits. Le coût s’accroît lorsque le non-recours devient intergénérationnel et se cumule au décrochage social. »

D’un simple plan financier, le système de solidarité joue donc un rôle double : il n’agit pas seulement dans l’intérêt des citoyens, mais aussi dans celui de l’État. « Plus on intervient tôt, en prévention, moins la facture est élevée, car c’est aussi une perte de ressources pour l’État, une création de richesses qui n’a pas lieu », révèle Philippe Warin.

Vers un versement automatique des minima sociaux ?

Pendant sa campagne, le candidat Macron avait soutenu l’idée d’un « versement social unique », soit une fusion des prestations en une seule allocation mensuelle. Une telle mesure ne réduirait pas en soi le taux de non-recours, sauf si elle est accompagnée de l’instauration du versement automatique à tous les bénéficiaires potentiels, ainsi que la rumeur en prête l’intention au gouvernement. Les grandes lignes d’un « plan anti-pauvreté » devraient être dévoilées par Emmanuel Macron le 9 juillet dans son discours devant le Congrès. Le versement automatique devrait s’accompagner d’un système de « bonus-malus », modulé selon le taux de non-recours des administrations versant ces aides.

Pour l’instant, personne n’imagine comment pourrait être mis en place un tel système. « On a l’impression qu’ils ne savent pas trop quoi proposer et il existe un danger si ce sont des mesures prises sans expérimentations, j’ai peur que ce soit juste de grands effets d’annonce », commente Jean-Christophe Sarrot d’ATD. « Sur le principe mécanique, le versement automatique des minima sociaux baissera le non-recours. Sans coût supplémentaire, les moyens mis au service de la détection de la fraude peuvent servir à détecter le non-recours aux droits. Mais tout reste à voir ce que l’on en fait et à préciser ce que automatique veut dire : pour la CMU-C, le renouvellement est “automatique”, mais il n’a pas lieu s’il n’y a pas de demande », ajoute Philippe Warin.

D’autant qu’une telle révolution aurait un coût pour les finances publiques, qui colle mal avec les récentes sorties du chef de l’État sur « le pognon de dingue » que représenteraient les aides sociales. Michel Pouzol, ancien député, raconte comment a été adoptée la prime activité en 2015 : Bercy avait programmé un budget de 5 milliards d’euros, mais très vite, lui et d’autres députés s’aperçoivent que si 100 % des gens éligibles la demandaient, il en coûterait près de 10 milliards d’euros. « La décision était loin d’être innocente, raconte-il aujourd’hui. C’était une malhonnêteté intellectuelle : ils espéraient que la moitié des gens éligibles ne la demandent pas. C’est plus qu’une honte : faire des économies sur le dos des pauvres. »

Des territoires « Zéro non-recours aux droits »

Pour lutter contre les effets du non-recours aux droits, l’association ATD Quart monde milite pour une expérimentation de « Territoires Zéro non-recours aux droits ». Projet inspiré de l’expérience « Territoires zéro chômeur de longue durée » lancée en 2016 dans dix micro-territoires, proposant et finançant des emplois en CDI à temps choisi, payés au Smic, à des personnes au chômage depuis plus d’un an. Selon Denis Rochette, chargé des questions politiques à ATD, qui a participé aux consultations du gouvernement sur le plan pauvreté prévu, ce programme devrait faire partie des annonces d’Emmanuel Macron le 9 juillet, lors de son discours devant le Parlement réuni en congrès.

« L’expérimentation à l’échelle locale vise non seulement à lutter contre le non-recours aux droits, mais aussi à défendre l’accès à tous les droits fondamentaux, défend Denis Rochette. Elle sera portée par un fonds d’investissement social et devrait s’étendre à 10 territoires, accompagnée de trois autres actions similaires (zéro échec scolaire, accueil jeunes enfants, emploi jeunes…). » Pour être probante, une telle expérimentation doit se poursuivre sur plusieurs années, estime l’association : « L’expérience est primordiale, car lutter contre le non recours au droit relève de la relation humaine, d’un rétablissement de confiance pour renouer avec les personnes isolées par leur situation de pauvreté. »

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