Privé ou public : une lutte des classes

À l’entrée au collège, les familles favorisées sont de plus en plus tentées par le privé, au nom de la réussite individuelle. Des parents se mobilisent contre cette forme de ségrégation.

Ingrid Merckx  • 17 juillet 2018 abonné·es
Privé ou public : une lutte des classes
© photo : PATRICK HERTZOG/AFP

Réforme du collège et des rythmes scolaires, classes surchargées, enseignants en sous-effectif, grèves… Craintes de problèmes de sécurité, d’encadrement, de niveau… Quelles qu’en soient les causes, l’érosion de l’école publique se poursuit. En élémentaire, un élève sur six est scolarisé dans le privé ; dans le secondaire, un sur cinq. Ce qui situe la France parmi les pays européens où l’enseignement privé est le plus présent.

Qui dit privé sous contrat dit enseignement catholique pour l’immense majorité. Le privé hors contrat, quant à lui, se développe au rythme de quelques dizaines d’établissements par an, sur un millier existant, avec parfois une étiquette « pédagogies alternatives » qui séduit de plus en plus de déçus de l’école classique, dont certains enseignants du public eux-mêmes. Choix individuel contre choix collectif, réussite personnelle contre défense de la mixité, conflits de valeurs : l’inscription en sixième est source de tensions révélatrices d’enjeux politiques et sociétaux, a fortiori dans des villes de banlieue en pleine gentrification.

Entre Parcoursup et l’alerte sur la baisse des effectifs enseignants, la rentrée 2018 va-t-elle renforcer la tendance ? Les meilleurs lycées raflant le maximum de réponses favorables à l’inscription à l’université, bon nombre de parents pourraient être tentés d’anticiper en inscrivant leur enfant dans le collège antichambre du lycée le mieux coté. Qui n’est pas forcément le collège de secteur. « Dans une société qui mise toujours plus sur la réussite individuelle depuis une dizaine d’années, ce ne sont plus la mixité sociale et la laïcité qui prévalent », analyse Rémy-Charles Sirvent, secrétaire national chargé du secteur « société, laïcité » au syndicat enseignant SE-Unsa.

Seuls 10 % des parents choisiraient le privé pour des raisons religieuses. Les motivations qui arrivent en tête seraient la ­proximité, quand le collège privé est plus proche du domicile. Mais surtout le « niveau » et la promesse d’une « autre pédagogie », alternative ou traditionnelle. Sauf qu’aucune étude ne prouve que le niveau est réellement meilleur dans le privé. La plus-value apportée serait nulle, d’après une étude de décembre 2017 intitulée « Qui choisit le privé et pour quels résultats scolaires (1) ? ». « Il apparaît qu’en moyenne, et toutes choses égales par ailleurs, les résultats scolaires en CE2 ainsi que la probabilité de redoubler le CP ou le CE1 ne diffèrent pas significativement entre public et privé sous contrat. » En 2011, l’OCDE avait même publié une étude démontrant que les écoles privées étaient moins performantes, à situation sociale égale, que le public…

Quoi qu’il en soit, l’étude de 2017 établit qu’une « comparaison directe des résultats entre les deux secteurs n’est pas pertinente, car leurs élèves n’ont pas les mêmes caractéristiques ». Comprendre : si les élèves du privé ont de meilleurs résultats, c’est qu’ils appartiennent massivement aux classes sociales aisées et supérieures. De fait, la proportion d’élèves d’origine aisée est nettement plus forte dans les collèges privés que dans ceux du public (35,8 % contre 19,3 %). Inversement, les enfants d’origine populaire sont deux fois plus présents dans les collèges publics que dans le secteur privé (41 % contre 19,5 %).

Et la fracture s’accroît. « Non seulement la mixité sociale a fortement reculé sur le plan géographique au cours des trente dernières années, résume une note de Jérôme Fourquet pour la Fondation Jean-Jaurès (2), avec une concentration des CSP+ dans le cœur des grandes métropoles, mais cette ségrégation sociale s’est accompagnée d’une ségrégation scolaire renforcée, avec un choix de plus en plus fréquent des catégories favorisées pour l’enseignement privé. » Celles-ci bénéficient de ressources financières plus importantes et « accordent souvent une importance ­primordiale à l’acquisition d’un bon capital scolaire ». Pour Rémy-Charles Sirvent, la séparation de la jeunesse est « organisée par les détenteurs d’un capital culturel » : « Quand on possède un capital, la première réaction c’est l’optimisation, puis l’évasion. Il en va du capital scolaire comme de la ­fiscalité. »

« Le consumérisme scolaire explose, et le brassage fond au profit de l’entre-soi, déplore ainsi Anne-Sophie, mère de collégiens à Bagnolet (Seine-Saint-Denis). À un enfant de classes moyennes, populaires ou défavorisées qui va rester dans le public, des CSP+ envoient le message : “Tu es invité à l’anniversaire de mon enfant en CM2, mais en sixième vous n’irez plus à la même école.” » Avec d’autres familles de son quartier, elle a monté des réunions pour que les parents d’élèves en élémentaire rencontrent des parents et des profs du collège de secteur et puissent leur poser des questions « cash » sur le niveau, les difficultés sociales, la violence ou les enseignements.

« Il y a des moments d’incompréhension entre des parents désirant savoir si leurs enfants vont faire du grec ou intégrer des classes musique et des profs dont l’objectif est de faire réussir les élèves en difficulté, reconnaît Anne-Sophie. Mais, à force d’échanges, on constate au bout de trois ans que 80 % des élèves de l’école s’inscrivent au collège public de secteur. » Elle croit beaucoup au retour d’expérience local. « Face à la tentation de repli, les échanges sont plus efficaces que d’invoquer le vivre-ensemble. »

Dans le XVIIIe arrondissement de Paris, un collectif de parents, Apprendre ensemble, s’est créé pour défendre la sectorisation : « Nous sommes satisfaits de la scolarité de nos enfants et nous ne pensons pas les sacrifier, bien au contraire », expliquent-ils en voulant « aller à l’encontre des discours anxiogènes qui pèsent sur certaines écoles et collèges et qui en font de véritables ghettos ». Sans stigmatiser les parents « plus inquiets », ils rappellent que des choix « qui peuvent sembler rationnels individuellement ont des conséquences sociales désastreuses ». Selon eux, « en acceptant de jouer le jeu de la sectorisation », « on permet que se mettent en place des cercles vertueux : des écoles et collèges autrefois évités deviennent peu à peu plus attractifs, avec des résultats qui s’améliorent et une réelle possibilité pour des enfants de milieux sociaux différents de se rencontrer et d’apprendre ensemble ».

Certains parents sont tiraillés par des sentiments contradictoires. « Ils peuvent défendre le service public par principe mais se dire que, si leur enfant n’entre pas en classe multilingue dès la sixième, il va gâcher sa vie », lâche Dorothée Avet, secrétaire générale de la FCPE (Fédération des conseils de parents d’élèves).

« Mes principes, oui, mais pas pour mes enfants. Si on fait pareil avec l’écologie, ça donne quoi ? » commente Anne-Sophie. La FCPE édite une plaquette intitulée Mixité sociale, pourquoi s’en soucier ? où elle rappelle que la ségrégation a des effets très négatifs sur les apprentissages des élèves en difficulté tandis que la diversité a des effets positifs sur la performance moyenne de tous.

CSP+ dans un quartier de Montreuil (Seine-Saint-Denis), Justine remarque que ses voisins déménagent pour éviter le collège de secteur ou scolarisent leurs enfants dans le collège privé catholique de la ville voisine de Vincennes (Val-de-Marne), plus cossue, quand eux tous profitent des prix de l’immobiliser plus avantageux dans le 93. « Je n’ai pas envie que ma fille ne fréquente que mes voisins, s’exclame cette fille de profs. Ils disent choisir le privé pour le niveau, mais, la vérité, c’est qu’ils préfèrent que leurs enfants fréquentent des fils de patron. Moi, je veux que mes enfants puissent voir autre chose qu’à la maison et s’adapter. »

« Ma mère a vu rouge en trouvant les résultats au brevet de notre nouveau collège », témoigne Sandrine, qui vient de quitter Paris pour une ville moyenne du Sud de la France. Cadre dans le secteur associatif, femme de haut fonctionnaire et fille d’enseignants du secteur privé catholique, elle et son mari ont fait le choix « idéologique » du public : « Pour la mixité sociale et pour envoyer un message à notre entourage : quand on travaille dans le service public, que l’on profite d’un logement de fonction, que l’on est nourri aux valeurs républicaines, on se doit de défendre la carte scolaire. » Pas toujours facile pour cette famille qui se voit orientée vers le privé à chaque mutation, y compris par des responsables locaux de l’Éducation nationale. « L’éloge du privé, ça me fait presque le même effet repoussoir que les sous-entendus racistes dans une conversation entre parents d’élèves », avoue Justine. « Pas moi, réagit Sandrine. Comme mes parents ont enseigné toute leur vie dans le privé, j’ai des arguments pour défendre notre choix du public ! »

Il n’en reste pas moins qu’en France aucun appareil statistique national n’est capable de renseigner les citoyens sur l’ampleur du séparatisme social qui marque notre système scolaire, soulignait en 2015 Nathalie Mons, présidente du Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) (3). En outre, les trois quarts du financement des établissements privés sous contrat sont assurés par l’État et les collectivités territoriales, sans que la Cour des comptes ne soit en mesure de dire où va cet argent. Deux angles morts auxquels les pouvoirs publics pourraient s’attaquer. a

(1) Denis Fougère, Olivier Monso, Audrey Rain et Maxime Tô, Éducation & formations n° 95, décembre 2017.

(2) « Quand les classes favorisées ont fait sécession », Jérôme Fourquet, Fondation Jean-Jaurès, lire Politis n° 1493.

(3) « Mixité sociale, scolaire et ethnoculturelle à l’école », Cnesco, 2015.

Société Éducation
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