Comment l’État se disrupte lui-même

Justice « ubérisée », sécurité confiée à des start-up du numérique… Le processus de privatisation est entré dans une nouvelle phase, qui empiète sur les missions régaliennes les plus sensibles.

Erwan Manac'h  • 26 septembre 2018 abonné·es
Comment l’État se disrupte lui-même
© photo : JOEL SAGET/AFP

C’est un mouvement discret, qui inquiète de plus en plus les fonctionnaires qui l’observent. Sciemment ou non, par petites touches invisibles, l’État français est en train de déléguer à des entreprises privées des missions de justice, de police ou même de l’administration fiscale. Des multinationales, souvent américaines, surfent sur les dysfonctionnements et les lenteurs des services publics pour avancer des solutions « agiles » et « disruptives », transforment les missions régaliennes de l’État en business prometteur. Nous risquons une « perte des valeurs mêmes du service public sur des sujets aussi cruciaux que la santé, l’éducation ou la sécurité, au profit de celles d’entreprises dont l’aiguillon est par essence lucratif », affirment Clément Bertholet et Laura Létourneau, deux hauts fonctionnaires auteurs d’un livre en forme d’avertissement (1).

Gafa

Les exemples sont nombreux. La verbalisation des véhicules en stationnement non autorisé et la gestion du parc de radars automatiques ont été confiées à des entreprises privées, ce qui revient à soumettre des missions de sécurité routière à une logique de rentabilité. La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a signé, il y a deux ans, un partenariat avec l’entreprise américaine Palantir pour l’utilisation d’un logiciel capable de scanner une gigantesque base de données afin de détecter des menaces ou de rechercher un suspect. L’entreprise numéro un du big data, cofondée par Peter Thiel, actuel conseiller numérique de Donald Trump, présente aussi la particularité de compter comme premier investisseur le fonds de la CIA (In-Q-Tel), selon nos confrères de Télérama.

L’État a également abandonné en mai son application d’alerte attentat au profit d’un partenariat avec Google, Facebook et Twitter, qui relaieront ses messages. Il s’appuiera notamment sur le « Safety Check » développé par Facebook, qui permet à des millions d’utilisateurs du réseau social de se déclarer en sécurité lorsque survient un attentat. C’est aussi aux Gafa (2) qu’est cédée la régulation du contenu posté sur Internet. La censure des contenus pédopornographiques, haineux ou terroristes est en effet gérée de manière « automatique » par YouTube ou Facebook, soucieux de leur image et du respect d’une bienséance cruciale pour la préservation de leur audience. Tendance renforcée par un récent règlement européen qui exige des hébergeurs une démarche proactive pour faire le ménage. « La justice est tenue à l’écart, constate Arthur Messaud, de la Quadrature du Net_. Et le risque est de voir le contrôle d’Internet échapper à tout processus démocratique pour être livré à des groupes privés à but lucratif. »_

La justice n’est pas en reste. Trois prisons sont déjà gérées par des entreprises en partenariat public-privé ; onze autres sont en projet. Et le Syndicat de la magistrature s’inquiète d’une ouverture du champ du travail en prison et des travaux d’intérêt général à des entreprises privées à but lucratif, prévue par le projet de réforme de la justice, que le Sénat va examiner en octobre. Sous couvert de faciliter les aménagements de peine, cela « revient à confier l’exécution d’une peine à une entreprise privée », souligne Juliane Pinsard, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature.

« Technologie juridique »

Plusieurs petits litiges de droit civil, comme le divorce par consentement mutuel, pourraient eux aussi sortir du champ judiciaire pour être mis dans l’escarcelle des notaires, dont le service est payant pour le justiciable. Des petites évolutions qui renforcent un glissement vers une justice à l’anglo-saxonne, par le porte-monnaie. Depuis 2016, il est en effet possible de payer pour éviter de passer devant le juge en négociant une « transaction-amende ». Cette procédure instaurée pour la corruption, le trafic d’influence ou le blanchiment vient d’être étendue aux affaires de fraude fiscale.

L’émergence des entreprises spécialisées dans la « legaltech » (« technologie juridique ») fait aussi cauchemarder les professionnels du droit civil, car elles rendent possible une « ubérisation » de la justice. Des agences de « médiation » se proposent en effet de donner aux justiciables un pronostic de décisions futures en analysant mécaniquement tous les jugements antérieurs, désormais publiés de manière transparente. Dans un conflit de voisinage, par exemple, les deux parties pourraient indiquer sur un formulaire en ligne les termes de leur litige. L’agence moulinerait la masse des données passées pour aboutir à une amende estimée, que les deux parties pourraient accepter pour mettre fin au litige.

Une justice approximative, sans juge ni procès, qui reste encore au stade de promesse – l’efficacité des algorithmes reste à démonter – mais qui se profile, comme lorsqu’Uber est entré par effraction dans la profession de taxi, au nez et à la barbe de la puissance publique. Le gouvernement a timidement ouvert l’épineux débat de la certification de ces plateformes, dans le cadre de la réforme actuellement débattue.

L’éducation, la culture et la santé sont elles aussi des terrains propices à toutes les « disruptions ». La Bibliothèque nationale de France a passé en janvier 2013 des accords avec des sociétés privées pour numériser 70 000 livres et 180 000 disques qui relèvent du domaine public… et confié leur exploitation commerciale exclusive pour dix ans à ces entreprises (3).

Malaise encore, en 2015, lorsque la France a annoncé un partenariat avec Microsoft pour développer son « plan numérique pour l’éducation », privilégiant un géant américain aux ambitions débordantes sur des alternatives européennes et libres. Microsoft a fourni gratuitement à l’Éducation nationale des logiciels et des temps de formation pendant un an et demi. Quand c’est gratuit…

Le marché, en tout cas, est prometteur. Le géant américain a déboursé 26 milliards de dollars en 2016 pour racheter LinkedIn, qui, grâce aux données que lui confient ses millions d’utilisateurs, promet de devenir l’outil indispensable pour l’orientation scolaire, en classant les filières selon leur taux d’insertion professionnelle, par exemple.

Les agents de Bercy observent, de leur côté, des velléités de privatisation du recouvrement de l’impôt. Avec le prélèvement à la source, à compter de janvier 2019, l’État délègue aux entreprises le prélèvement de l’impôt sur le revenu, comme c’était déjà le cas pour la TVA. Le gouvernement envisage également de donner aux commissaires aux comptes une mission de contrôle fiscal. Ces professionnels rémunérés par les entreprises examineraient leurs comptes en premier ressort et rendraient un rapport de « conformité fiscale » sur la base duquel l’administration fiscale réaliserait son contrôle. Tout cela dans le but de supprimer des agents au ministère des Finances.

« Désintermédiation »

Cette tendance est donc générale. Et elle connaît une extraordinaire accélération depuis qu’Emmanuel Macron a pris les clés de l’Élysée. Le Comité action publique 2022, qu’il a chargé de penser la réforme de l’État (lire Politis du 16 mai), a livré avant l’été un panel de recommandations saturé de la « désintermédiation » permise par l’essor des plateformes numériques et faisant la part belle aux entreprises privées. Il faut inciter les « associations, entreprises et start-up à proposer des offres complémentaires à celle du secteur public », affirme le comité d’experts, pour qui l’État doit s’en tenir à un « rôle de régulateur, qui sera d’autant plus important que la conception et la production du service public seront ouvertes ». Il préconise d’accélérer la création de quantité d’agences, autonomes et extérieures aux ministères, qui externalisent des pans de politiques publiques. L’État doit aussi veiller à ce que le « cadre normatif existant ne bloque pas les initiatives », à commencer par l’accès aux données personnelles, matière première des géants du numérique.

Les experts en sont convaincus, « on peut utiliser des solutions technologiques pour effectuer des tâches administratives de “back-office” ». Autrement dit, confier aux entreprises numériques l’examen automatique des demandes d’aides, de titres, de documents ou d’autorisations administratives. « Cela reste une première étape, mais le loup est dans la bergerie », estime Jean-Louis Mullenbach, expert-comptable, qui suit de près cette évolution.

Garde-fous

Pour éviter une mainmise trop forte des Gafa sur la chose publique, Clément Bertholet et Laura Létourneau militent pour que l’État organise sa propre ubérisation. Un service public numérique doit offrir, selon eux, la même « désintermédiation » que les Gafa, en érigeant des garde-fous. Le chantier est en cours avec le dispositif FranceConnect, qui tente de regrouper toutes les démarches administratives en ligne (consulter ses points de permis de conduire, demander une bourse, calculer son quotient familial, etc.) sur une seule application, afin que l’on n’ait plus à jongler avec des identifiants et des mots de passe différents. Elle compte 121 000 connexions par jour en moyenne.

Mais le processus risque d’être rapide, car les Gafa ont les moyens de proposer des services gratuits répondant particulièrement bien aux attentes des usagers. C’est la force de leurs « disruptions » : des solutions redoutablement confortables qui ont le pouvoir d’annihiler toute discussion sur la protection de la vie privée et le sens de l’intérêt général.

(1) Ubérisons l’État avant que d’autres ne s’en chargent, Clément Bertholet et Laura Létourneau, Armand Colin, 2017.

(2) Google, Amazon, Facebook et Apple.

(3) L’américaine ProQuest, la française Believe et la belge Memmon.

Économie Société
Temps de lecture : 8 minutes