« Journalisme de solutions » : Bonnes nouvelles pour le business

Le « journalisme de solutions » se répand dans les rédactions. Enfin une information qui remonte le moral des lecteurs, ou une vaste opération de marketing orchestrée par des entreprises ?

Lucile Leclair  • 19 septembre 2018 abonné·es
« Journalisme de solutions » : Bonnes nouvelles pour le business
© photo : CAIA IMAGE/Science Photo Library/AFP

En cette soirée de rentrée 2016, le débat sur les villes de demain est déjà entamé quand le « Spark show » commence, dans un grand auditorium du palais Brongniart, place de la Bourse, à Paris. Les premières notes d’un tube accompagnent les onze journalistes invités qui montent sur scène, applaudis par un public de 500 personnes. Ils viennent de France Inter, LCI, Les Échos, We Demain, RCF, France 24, RFI, Le Figaro, Maddyness. L’événement, qui a pour thème l’« inclusion numérique », est financé par Orange et organisé par Sparknews, « amplificateur d’initiatives à impact positif », selon son site Internet.

Une fois chaque journaliste installé derrière son buzzer, l’animatrice rappelle le principe : « Les porteurs de projet ont trois minutes pour convaincre. Le journaliste buzze s’il a envie de faire un reportage. Celui qui se manifeste en premier a l’exclusivité du sujet ! » Les candidats ne tardent pas à défiler : la « smart favela » est une application qui connecte les habitants aux experts de la ville. Le jury n’est pas séduit. « Dorémi » se propose d’accompagner les Français dans la rénovation thermique de leur maison. Buzz et re-buzz. « Uniterre » crée des épiceries solidaires des agriculteurs. Buzz. « Zéro exclusion, zéro carbone, zéro pauvreté ! », conclut l’animatrice avant de donner rendez-vous à tous au cocktail qui suit dans la salle voisine.

Chez Sparknews, indique son fondateur, Christian de Boisredon, « nous convainquons des rédactions de faire du “journalisme de solutions”. Nous les aidons grâce à notre expertise en recherche de projets innovants ». Chaque jour, la base de données de cette plateforme est enrichie de « belles histoires ». À Bogotá, une bibliothèque a été ouverte en sauvant des livres jetés dans les poubelles. Une entreprise américaine a mis au point une chaussure qui grandit avec l’enfant pour en distribuer dans des pays défavorisés. « Énergie partagée » accompagne et finance en France des projets d’énergies renouvelables. Sparknews a embauché 16 personnes depuis sa création en 2012 et recensé plus de 5 000 initiatives. D’Asahi Shimbun, quotidien japonais vendu à 11 millions d’exemplaires, à El Watan en Algérie en passant par China Post à Taïwan ou encore L’Orient-Le Jour au Liban, l’entreprise a tissé un réseau d’une cinquantaine de médias qui piochent gratuitement dans sa base des sujets pour leurs journaux.

« Apolitique »

Mais, sous des airs faussement révolutionnaires – « Pour changer le monde, commençons par le raconter autrement » –, l’entrepreneur pousse les médias à se mettre au service de l’intérêt des multi-nationales. Car la société Sparknews est sponsorisée à 90 % par des entreprises comme Total, Suez, la Société générale, BNP Paribas, LVMH, L’Oréal ou Engie. Celles-ci voient le secteur des médias comme un levier direct pour passer le message du changement, qui s’incarnerait davantage dans des initiatives indépendantes les unes aux autres que dans une remise en cause réelle du système néolibéral dominant, dont elles font partie. Les bonnes nouvelles arrivent, annonciatrices d’un monde meilleur où des hommes et des femmes font le bien. Quant aux responsables, ils voudraient passer incognito en inventant le mythe d’un changement qui adviendrait sans résistance et sans confrontation avec le vieux monde pétrolier et capitaliste.

Ce « journalisme de solutions » attire pourtant de plus en plus de professionnels de la presse, car il vient combler un vide. « Les médias ont de moins en moins le temps de chercher des sujets », avance Christian de Boisredon, qui a vu les habitudes changer. La figure du journaliste sédentaire, posté derrière un écran, s’est banalisée. Un rédacteur, en 2018, « produit du contenu » réparti sur des supports papier et web. Branché tôt le matin sur le fil des dépêches de l’Agence France-Presse, il agrège des données, pratique le fact-checking, alerte sur les réseaux sociaux, modère les commentaires de ses articles, fait la course au buzz. Des conditions d’exercice du métier qui donnent peu l’occasion de se déplacer sur le terrain pour trouver des idées d’article.

Le « journalisme de solutions », en France, n’est pas nouveau. Il s’impose au début des années 2000 avec Reporters d’espoirs, qui compte maintenant quinze années d’expérience. Cette association vit du mécénat privé – la Caisse d’épargne et l’assurance santé Audiens la financent – et noue des partenariats avec les fondations de Vinci, de Veolia et de la Société générale. La tâche principale que s’est donnée Reporters d’espoirs ? Conseiller France 2, France 3, la chaîne Public Sénat, Le Point, L’Express, Le Figaro ou Libération. Certains d’entre eux se lancent alors dans des éditions spéciales. Pauline Amiel, chercheuse en sciences sociales de l’université d’Aix-Marseille, a documenté le phénomène. Par exemple, explique-t-elle, le « Libé des solutions », publié chaque fin décembre depuis 2007, entend « lutter contre les critiques des lecteurs qui trouvent le journal trop négatif et ricanant ».

L’activité de Reporters d’espoirs, pour Anaïs Dedieu, l’une de ses salariés, est « apolitique ». Mais la jeune femme admet qu’« une solution est toujours idéologiquement marquée. Quand on travaille pour Le Figaro, poursuit-elle_, on oriente notre recherche vers des solutions plus libérales que pour_ Libération, par exemple. Cela va de soi. » Non seulement Reporters d’espoirs ne sélectionne pas n’importe quelle histoire (étrangement, celle de l’opposition à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, promu par Vinci, a dû lui échapper) mais, en présentant une vitrine d’alternatives prétendument neutres, l’association contribue aussi à leur ôter leur sens politique. Extraites de leur contexte, elles fonctionnent sans cadre, sans projet de société qui dépasse l’existence réjouissante mais insuffisante d’une alternative.

L’appétit du lectorat

Le « journalisme de solutions » ne déclenche pas toujours l’enthousiasme des pairs. Rédacteur à Libération, Sylvestre Huet le concède : il est important de « tenir le lecteur informé de ce qui s’améliore et pas seulement des mauvaises nouvelles, pour éviter une vision trop pessimiste du réel ou une presse trop anxiogène ». Mais quand, en 2007, il reçoit un appel téléphonique de Reporters d’espoirs, qui souhaite lui remettre un prix pour un de ses articles, il décline l’offre. Le journaliste explique : « Le sujet portait sur des moustiquaires qui protègent la culture du chou au Bénin tout en évitant les insecticides chers et polluants. » Une innovation agronomique qu’il « ne cherche pas forcément à faire entrer dans la case des solutions ». Car le concept même de « journalisme de solutions » le dérange. Imposer un contenu en fonction du classement « positif ou négatif » oblige à simplifier la réalité. « Imaginez que vous deviez écrire un article qui présente une solution. Vous allez sur le terrain et vous vous rendez compte que c’est beaucoup plus compliqué que ça en a l’air, que la solution rencontre de grosses difficultés de mise en œuvre. Qu’est-ce que vous faites ? Vous dites quand même que c’est une bonne nouvelle de A à Z ? »

Côté lectorat, cependant, il existe un appétit pour ce type de journalisme. Damien Allemand est responsable du service numérique à Nice-Matin. Les chiffres qu’il donne laissent à penser que le « journalisme de solutions » est plus qu’un phénomène de mode. « Nous avons lancé une première version web de Nice-Matin entre 2011 et 2015, identique au journal papier. Nous l’avons remplacée en 2016 par une version 100 % “journalisme de solutions”. Elle a attiré neuf fois plus d’abonnés en deux fois moins de temps. » Décollage réussi pour cette jeune offre qui connaît un taux de croissance constant en vingt-quatre mois d’existence : une performance rare pour la presse, fragilisée par une mauvaise conjoncture. Le succès est salué par toute la rédaction de Nice-Matin, qui avait été refroidie par une liquidation judiciaire évitée de justesse voici quatre ans.

Damien Allemand voit dans ce journalisme le moyen d’ouvrir son journal aux lecteurs. « Parfois, nous tirons au sort des abonnés et ils votent entre plusieurs sujets. La préférence ne va pas toujours là où on l’attend ! », concède le journaliste, qui ne présélectionne que des thèmes « déconnectés de l’agenda institutionnel et qui ont un impact sur la vie des gens ». Par exemple, la cantine bio de Mouans-Sartoux ; l’appli qui améliore le suivi des femmes opérées d’un cancer ; le marché du troc de l’autre côté de la frontière italienne. Mais aussi un billet d’avion Air France à 39 euros au départ de Nice pour Bordeaux, Lyon ou Toulouse. L’article aurait fait 14 000 vues, selon Nice-Matin.

Auprès d’un journaliste de ce quotidien, la chercheuse Pauline Amiel recueille cette explication : « On rend service aux gens. On leur dit tout simplement “là, vous avez des billets pas chers”_, et ils partagent l’information parce que c’est de l’info pratique. Quand tu en parles aux journalistes ici, ils te toisent :_ “Non, mais moi je fais du journalisme.” Moi, je veux bien, mais qu’est-ce qui intéresse les gens ? » Pauline Amiel observe des usages qui, pour elle, sonnent « l’entrée du cheval de Troie du marketing dans les rédactions ». À Nice-Matin, mais aussi au Parisien ou encore au Journal toulousain, la sociologue constate que les journalistes reprennent eux-mêmes des termes issus de l’univers du marketing. « Le “lecteur” devient le “client”, la notion d’“image de marque” apparaît dans leur vocabulaire de travail. » En clair : « Ils franchissent dans leurs articles les frontières entre le journalisme et la communication publicitaire. » Dans quelle mesure gardent-ils leur indépendance intellectuelle ? « Les journalistes ne sont pas dupes », poursuit Pauline Amiel, citant un localier de Nice-Matin : « Pour dire la vérité, le “journalisme de solutions”, ce n’est que du marketing. Les articles “solutions”, il leur manque juste un logo. »

« Les marques veulent de plus en plus raconter des histoires », constate Guillaume Brault, fondateur du site Carenews. « Les entreprises ne font pas davantage que ce qu’elles -faisaient hier. Simplement, elles en parlent beaucoup plus. » Son média, lancé en 2012, accueille aujourd’hui « la moitié des entreprises du CAC 40 ». Son concept porte un nom : le « publireportage » – soit une publicité prenant la forme d’un reportage. Chaque entreprise a un compte à son nom sur le site de Carenews, où règne le mélange des genres puisque des centaines d’associations de solidarité, de santé ou d’écologie, y ont également leur tribune. Le service est gratuit pour les associations, payant pour les entreprises. Le site dispose d’un numéro de commission paritaire, condition essentielle pour être reconnu comme un vrai journal parmi les professionnels de la presse.

En école de journalisme…

Le « journalisme de solutions » gagne de plus en plus d’espaces dans le monde des médias. Reporters d’espoirs propose même des formations courtes dans les écoles de journalisme. « Nous intervenons à Sciences Po, à l’École de journalisme de Toulouse, à l’École supérieure de journalisme de Lille… Les établissements sont de plus en plus demandeurs », explique Anaïs Dedieu. Sparknews, lui, prospère sur un rêve d’union des promoteurs du « journalisme de solutions » au niveau international, en se donnant pour objectif de les fédérer par un grand événement, l’Impact Journalism Day. Qui, pour sa sixième édition le 16 juin dernier, a réuni 50 journaux de 45 pays. Résultat de l’opération : 120 millions de lecteurs touchés par la lecture d’une histoire positive le même jour. Mais, bientôt, la société aura changé et « on n’aura plus besoin de nous », assure Christian de Boisredon. Le missionnaire des temps modernes, qui soigne ses entrées au CAC 40 et donne des « conférences inspirationnelles » aux grands patrons, affirme que, « dans dix ans, Sparknews n’existera plus ».

En attendant, c’est George Orwell qui aura le mieux résumé l’enjeu : « Le journalisme consiste à publier quelque chose que quelqu’un d’autre ne voudrait pas voir publié. Tout le reste n’est que relations publiques. »

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