La gauche face au passé colonial

C’est finalement un Président de droite qui a reconnu la responsabilité de la France dans la mort de Maurice Audin et la torture en Algérie. Analyse de Gilles Manceron.

Gilles Manceron  • 19 septembre 2018 abonné·es
La gauche face au passé colonial
© photo : Maurice Audin, assistant de mathématiques à l’université d’Alger, communiste, arrêté le 11 juin 1957, mort sous la torture, à 25 ans.AFP/STF

Le fait est là : ni à propos du comportement des institutions françaises entre 1940 et 1945, ni, surtout, sur la question du passé colonial de la France, la gauche n’a été en mesure de jeter ce regard lucide que le dépassement de ces pages peu glorieuses de notre histoire exige. Le dernier épisode qui témoigne de cette incapacité est celui qui a vu Emmanuel Macron, le 13 septembre, faire ce qu’aucun de ses prédécesseurs portés au pouvoir par la gauche, ni François Mitterrand ni François Hollande, n’avaient été capables de faire : reconnaître la responsabilité de l’État dans l’assassinat, en 1957, pendant la guerre d’Algérie, de Maurice Audin. Dans une déclaration de trois pages qu’on ne peut que saluer, c’est Macron qui a reconnu que ce crime a été rendu possible par un véritable système de terreur fondé sur l’institutionnalisation de la torture, cause de nombreuses autres disparitions forcées.

En juillet 1995, c’est Jacques Chirac qui avait su trouver les mots justes pour dire que, pendant l’occupation allemande, les autorités françaises, qui avaient bénéficié, le 10 juillet 1940, d’un blanc-seing de ses deux chambres de la IIIe République et hérité de pans entiers de son État, avaient collaboré avec l’occupant au point de lui livrer des Juifs réfugiés sur son sol et même un grand nombre de nos concitoyens juifs. Il a été le premier président de la République à reconnaître la responsabilité des autorités françaises du moment, à dire que « la France, patrie des Lumières et des Droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable ». Avant lui, entre 1981 et 1995, François Mitterrand s’était opposé à un tel travail de reconnaissance lucide, s’accrochant à l’idée, lors du 50e anniversaire, en juillet 1992, de la rafle du Vél’ d’Hiv’, que « Vichy n’était pas la France ». Une idée qui, quand le général de Gaulle la lançait au lendemain de la Libération, répondait à un objectif tactique immédiat, mais qui, un demi-siècle plus tard, n’était plus qu’un dangereux mensonge, comme ce l’était récemment dans la bouche de Marine Le Pen quand elle l’a reprise à son compte.

Dans le cas du passé de la France dans la Seconde Guerre mondiale, l’incapacité de la gauche au pouvoir à dire ce qu’il fallait dire s’explique sans doute largement par la personnalité paradoxale de François Mitterrand. Il s’était engagé dans la Résistance bien avant certains des futurs barons gaullistes de la Ve République, mais avait aussi, auparavant, adhéré entre 1940 et 1942 à l’idéologie de Vichy et même conservé jusqu’à la fin de sa vie des amitiés avec des collaborateurs notoires comme René Bousquet. Sa position en 1992 n’était pas partagée par toute la gauche, le Comité Vél’ d’Hiv’ qui réclamait la reconnaissance que fera finalement Chirac, émanait, par exemple, d’un autre secteur de celle-ci, mais, globalement, la gauche a été suiviste vis-à-vis de la position de Mitterrand, et c’est un président de droite, Jacques Chirac, qui, en 1995, a dit ce qu’il fallait dire.

Probablement faut-il y voir l’expression d’une gêne vis-à-vis de cette période, notamment vis-à-vis de l’attitude de la grande majorité des élus du Front populaire en juillet 1940 et dans les années qui ont suivi. Le Parti socialiste oublie souvent de dire qu’après un effondrement moral en 1940, il a connu, dans la Résistance, une seconde fondation. Quand il s’est agi, le 10 juillet 1940, de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, sur les 149 députés socialistes, seuls 36, soit moins d’un quart, ont fait partie des 80 parlementaires qui ont refusé de le faire. Et la plupart sont restés ensuite dans une « prudente immobilité », selon la formule de Robert Verdier, l’un des jeunes militants qui ont créé, en 1942, un Comité d’action socialiste puis n’ont pas hésité à prendre, en juin 1943, le nom de « parti socialiste ». Ils n’avaient pas de responsabilités dans la SFIO d’avant-guerre, ou des responsabilités modestes comme Édouard Depreux, se sont regroupés autour de Daniel Mayer et de Robert Verdier, son adjoint, et ont dû tout reprendre à zéro. De son côté, le Parti communiste a préféré faire oublier qu’avant l’attaque de l’URSS par l’Allemagne, en juin 1941, seuls certains communistes sont entrés en Résistance. Les principales forces politiques de la gauche avaient donc chacune leurs raisons de jeter un voile pudique sur la réalité complexe de ces années d’occupation et de se contenter de références assez mythiques à une Résistance glorieuse.

Chauds partisans des colonies

Concernant la période de l’empire colonial, les difficultés de la gauche sont plus grandes encore. Si le principe des colonies avait été finalement rejeté par la Ière République, il a été de nouveau exalté au début du XIXe siècle, dans un contexte où le développement technologique de l’Europe lui permettait de plus amples conquêtes. La première moitié du XIXe siècle a été à la fois marquée par le début des empires coloniaux et par celui du mouvement socialiste en Europe. Or seuls une minorité de socialistes ont été hostiles au principe des conquêtes coloniales. Certains de ses premiers théoriciens, notamment parmi les saint-simoniens, en étaient même de chauds partisans et voyaient les colonies comme l’occasion de mettre en œuvre leur utopie sociale. Si l’esclavage a été dénoncé par certaines feuilles socialistes, ce sont surtout des mouvements protestants comme la Société de la morale chrétienne qui l’ont combattu et ont dénoncé la persistance de la traite négrière, à peine déguisée, sous la monarchie de Juillet, à partir de ports comme celui de Nantes. Si le mot « esclavage » était présent dans les écrits et les hymnes socialistes, c’était souvent en tant qu’allégorie pour dénoncer la condition ouvrière. C’est la IIe République qui a annexé l’Algérie en y créant trois départements français – dotés de « lois particulières » –, et qui y a proscrit les ouvriers des ateliers nationaux à l’issue des journées de Juin 1848, ces classes dangereuses étant comme « recyclées » en colons utiles au projet colonial, dont une bonne partie finissait par endosser l’idéologie.

Les débuts de la IIIe République ont connu la polémique célèbre opposant en 1885 Jules Ferry à ceux des républicains qui défendaient que les droits de l’homme s’appliquent aussi aux peuples des autres continents et que ceux-ci avaient bien le droit de défendre leurs territoires. Débat serré, que les partisans de la colonisation ont emporté de peu. Mais dans les années qui suivirent, avec les succès des expéditions lointaines, l’idée coloniale sous différentes formes s’est répandue dans les rangs des républicains, y compris au sein des courants socialistes. L’anticolonialisme prêté souvent aux guesdistes, en raison d’une résolution adoptée par leur congrès de Romilly, en 1895, proclamant « ni un homme ni un sou pour les expéditions coloniales ! », était moins une opposition de principe aux guerres coloniales qu’un refus que le prolétariat en paie le prix, en impôts ou en vies humaines. Quand la République y répondra en développant pour ces conquêtes le recrutement de troupes coloniales et en les finançant par des profits réalisés aux colonies, un tel mot d’ordre cessait d’être opérationnel. Ce n’est qu’en se plaçant du point de vue de droits communs à toute l’humanité, en affirmant que les peuples indigènes en étaient aussi dépositaires, qu’on pouvait s’opposer clairement au projet colonial.

Un travail inachevé

Tel fut le cas de Jaurès, qui, après avoir cru dans sa jeunesse au discours de Jules Ferry, a – après un séjour en Algérie, l’expédition de Chine de 1900, les guerres des Philippines et de Cuba, et surtout les débuts, en 1907, de la conquête du Maroc par la France – évolué vers un anticolonialisme de plus en plus affirmé. À propos du massacre d’un village marocain qualifié de rebelle, il a employé, à la Chambre et dans ses articles, les mots d’« attentat contre l’humanité ». Il s’est opposé aux guesdistes qui avaient voulu, en mars 1912, faire déposer par le groupe socialiste une proposition de loi, inspirée par Lucien Deslinières et soutenue par Guesde, favorable à la colonisation du Maroc. L’hebdomadaire guesdiste Le Socialiste, en mai 1912, expliquait leur projet dans trois articles affirmant notamment que « le Maroc est à nous » et que ses habitants sont, « comme tous les Arabes, vicieux et cruels ».

Jaurès a réussi à faire barrage à ce projet au sein du groupe socialiste, mais il n’est pas parvenu à faire partager à ses amis socialistes les idées hostiles à la colonisation qui étaient devenues les siennes entre 1907 et 1914. Ensuite, dans la SFIO d’après la Grande Guerre, le paternalisme colonial, l’idée d’un « colonialisme de progrès », s’est imposé. Tandis que le Parti communiste, malgré les consignes de l’Internationale de combattre le colonialisme, n’a pas toujours obéi à cette exigence contraire à la culture politique majoritaire du mouvement socialiste français. Ce n’est que durant la période de 1925 à 1935 qu’il a pris des positions franchement anticolonialistes, en soutenant le soulèvement d’Abd El-Krim au Maroc et les mouvements nationalistes d’Indochine. Ce n’a plus été le cas lors du Front populaire, quand – après le voyage de Pierre Laval à Moscou en mai 1935, à qui Staline avait assuré que le mouvement communiste international cesseraient de contester l’empire colonial français –, le PCF, en se rapprochant de la SFIO et des radicaux, a infléchi sa politique. Dans une brochure de 1938, il écrit : « Si la question décisive, c’est la lutte contre le fascisme, l’intérêt des peuples coloniaux est dans leur union avec le peuple de France et non dans une attitude qui pourrait favoriser les entreprises du fascisme, et placer, par exemple, l’Algérie, la Tunisie et le Maroc sous le joug de Mussolini et de Hitler, ou faire de l’Indochine une base d’opération du Japon militariste. »

C’est dans ces conditions que Maurice Thorez, lors de son voyage en Algérie au début de 1939, a avancé la théorie de l’« union libre entre les peuples de France et d’Algérie » : « L’union libre, cela signifie certes le droit au divorce, mais pas l’obligation du divorce. J’ajoute même que dans les conditions historiques du moment, ce droit s’accompagne pour l’Algérie du devoir de s’unir plus étroitement encore à la démocratie française. » Évoquant « la nation algérienne qui se constitue historiquement et dont l’évolution peut être facilitée, aidée, par l’effort de la République française », il a énuméré, sur le même plan : les descendants des Romains, des Berbères, des Carthaginois, des Arabes, des Turcs, des Juifs, des Grecs, des Maltais, des Espagnols, des Italiens et des Français, et, conclu : « Il y a une nation algérienne qui se constitue, elle aussi, dans le mélange de vingt races. » Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est cette orientation en faveur d’une « réforme » de l’empire colonial, refusant de voir le fait largement majoritaire de l’existence d’une population autochtone aspirant à la fin de l’inégalité coloniale, qui a été celle du Parti socialiste et aussi, à sa manière, du PCF.

Même si le Parti communiste est dans l’échiquier politique français le parti où, relativement aux autres, la tradition anticoloniale a toujours été la plus forte, on peut dire que tous les grands partis de la gauche française sont restés en marge du mouvement national de l’Algérie et ne l’ont pas compris. Quand est apparu, en 1958, grâce à des dissidents de la SFIO parmi lesquels on retrouvait Daniel Mayer et Robert Verdier, le Parti socialiste autonome – qui s’est opposé à la politique de Guy Mollet et deviendrait en 1960 le PSU –, ce parti a porté dans la gauche française un discours différent de celui traditionnel de la SFIO. Mais le PSU s’est progressivement rallié à la dynamique électorale créée par François Mitterrand et son discours anticolonialiste a disparu avec lui. Mitterrand, qui s’était illustré comme garde des Sceaux du gouvernement Guy Mollet, de février 1956 à mai 1957, en préconisant le refus de la grâce de nombreux condamnés à mort algériens, et a donc été à l’origine de l’exécution de 45 d’entre eux, n’avait aucune volonté d’impulser un travail critique sur la page coloniale de l’histoire de France. Il a même eu des faveurs pour les généraux putschistes impliqués dans l’OAS, à qui il a restitué en 1982 les grades et les pensions. C’est du côté de l’extrême gauche et du Parti communiste que la culture anticoloniale est la plus forte, ils ont joué un rôle, par exemple, dans la réémergence de la mémoire du 17 octobre 1961 à Paris et du 8 mai 1945 dans le Nord-Constantinois. Mais ce travail est fragile et comme inachevé.

Idées
Temps de lecture : 12 minutes