Michel Toesca : « Chaque citoyen peut se saisir des lois »

Réalisateur de Libre, Michel Toesca a filmé Cédric Herrou et tous ceux qui accueillent les migrants dans la vallée de la Roya, à la frontière italienne.

Ingrid Merckx  • 26 septembre 2018 abonné·es
Michel Toesca : « Chaque citoyen peut se saisir des lois »
© photo : Laurent Carré

L ibre a tourné dans les cinémas avant sa sortie en salle le 26 septembre. Cédric Herrou, un des personnages principaux, et Michel Toesca, son réalisateur, ont organisé des rencontres pour parler de l’accueil des migrants (lire ici). Nouvelle étape d’une action dans laquelle le cinéaste de The Village et de Démocratie zér06 qui habite la vallée de la Roya et est ami avec Cédric Herrou depuis dix ans – est partie prenante. Derrière cet agriculteur devenu une figure de la solidarité avec les migrants, Michel Toesca entend parler de tous ceux qui aident, qui choisissent d’accueillir.

Le film oscille entre l’ordinaire et l’extraordinaire. Est-ce que l’extraordinaire commence quand quelqu’un se présente à la porte, a fortiori une petite porte perdue dans les montagnes au milieu des oliviers ?

Michel Toesca : Dans la Roya, les migrants arrivent en tongs et en T-shirt, ils ont froid et ne parlent pas un mot de français. Ils pensent être en direction de Paris… Le simple fait qu’ils se retrouvent dans cette vallée est déjà extraordinaire. Un mois ou deux auparavant, ils étaient en Libye, pour ceux qui viennent du Darfour et d’Érythrée. Chez Cédric, mais aussi chez d’autres, car ils sont plusieurs à agir comme Cédric, c’est le premier endroit de leur périple où ils se sentent enfin un peu accueillis. Épuisés, ils se posent et dorment. Puis ils appellent leur famille. Après seulement ils mangent quelque chose et récupèrent vite. Ils n’ont pas l’intention de rester, car ils sont dans la dynamique du voyage. Tous font preuve d’une énergie incroyable, qui nous pousse à réfléchir à des conditions de vie – au Darfour, en Érythrée ou au Tchad – dont nous ignorons tout. Le désir d’aller construire sa vie ailleurs, enfin, est quelque chose d’extraordinaire qui interroge les vies que nous menons.

Racontent-ils spontanément leur trajet ?

J’ai commencé à tourner Libre en avril 2015 à Vintimille, avant que les migrants n’arrivent dans la Roya. J’ai rencontré des personnes qui dormaient sur la plage, dans les rochers ou à la gare. J’ai observé ce qui se passait, le travail des associations, notamment celui des No Borders. Sans caméra. Quand le pape est allé à Lesbos en 2015, il a ramené six familles de Syriens au Vatican. Dans l’avion du retour, il a tenu une conférence de presse prônant une politique d’accueil incroyable. Une partie de l’Église catholique s’est alignée. L’évêque et le prêtre de Vintimille ont ouvert une église où ils ont hébergé jusqu’à 2 000 personnes. C’est là que j’ai commencé à filmer.

Un migrant m’a dit : « Je vais te raconter mon histoire. » Puis un autre. Je ne savais pas encore que j’en ferais un film, mais je leur disais : « C’est important que les gens sachent d’où vous venez, pourquoi vous êtes là. » À l’époque, beaucoup aidaient les migrants en France et en Italie. Mais personne ne savait ce qui était légal ou pas. Chacun agissait dans la clandestinité, le plus discrètement possible.

Un jour, Cédric, avec qui je suis ami depuis dix ans, m’a dit : « Tu sais, des migrants, j’en ai chez moi aussi. Viens voir. » J’ai filmé où j’allais. En rencontrant aussi des accueillants, j’ai pris conscience que je n’avais pas vu beaucoup de films sur l’accueil. J’ai décidé de centrer le mien sur le sujet.

Comment la maison de Cédric est-elle devenue un lieu d’étape ?

Cédric Herrou habite une des premières maisons de Breil-sur-Roya, un kilomètre avant le village. Des migrants empruntaient le sentier qui bifurque vers chez lui parce qu’ils remontaient la voie ferrée. Il vit modestement. Les gens qui accueillent font avec ce qu’ils ont. Ça s’est su que le lieu était accueillant. On a rencontré des Érythréens qui avaient ses coordonnées GPS !

Ce qui est frappant dans le film, notamment dans le face-à-face avec les représentants de la préfecture, c’est à quel point Cédric Herrou assume ce qu’il fait. Cette transparence, c’est presque une arme ?

L’homme qui fait face à Cédric Herrou, dans cette scène, c’est François-Xavier Lauch, directeur de cabinet de la préfecture. Aujourd’hui, il est chef de cabinet d’Emmanuel Macron. Cédric Herrou dit ce qu’il fait, parce qu’il trouve que c’est juste et qu’il est dans son droit. Il a d’ailleurs été condamné pour avoir dit au New York Times : « J’aide des gens à passer la frontière. »

Et le face-à-face tourne à l’affrontement loi contre loi…

Au début du film, Cédric Herrou dit : « Je fais confiance à la justice. » Après sa condamnation à Aix, à l’été 2017, il déclare : « Je croyais que la justice était indépendante. » Quand, le 6 juillet 2018, le Conseil constitutionnel consacre le principe de fraternité, il donne raison à Cédric et confirme sa position de départ. Il y a les lois de la République, et des gouvernements qui ne sont que locataires de cette République. Plusieurs personnes, dans la Roya, pensent que les lois de la République sont bonnes pour tous et que chaque citoyen peut s’en saisir.

En mer comme en montagne, c’est une tradition de porter secours. Cédric Herrou répond-il à cette loi ?

L’esprit de la Roya, c’est un peu un mythe. Les Cédric Herrou n’y sont pas majoritaires. La loi de la montagne, on la trouve peut-être plus haut, vers Briançon, où des moniteurs de ski et des pisteurs ont sauvé des vies. J’ai rencontré des Bretons non marins qui ont accueilli comme nous dans la Roya. C’est la rencontre qui entraîne l’accueil, le fait que les gens arrivent dans notre jardin, devant notre porte. Soit on tourne la tête, soit on accueille.

Avez-vous affronté des réticences fortes ?

Oui. Il y a même un journal monarchiste d’extrême droite édité par un certain Rodolphe Crevelle, un type plutôt cultivé, qui a écrit des choses affreuses : par exemple, que Cédric faisait cela pour de l’argent ou pour s’offrir de jolies Érythréennes. Beaucoup y ont cru. J’ai tourné avec eux. Ils finissent par dire : « Nous, on ne sait pas ce qui se passe vraiment… », par ignorance, bêtise, ou pour se rassurer devant un mec aussi honnête. Nous ne sommes pas tous des Herrou. Les gendarmes, par exemple, doivent respecter les ordres. Mais quelques-uns confient : « On n’est pas là pour faire de la chasse aux Noirs ! »

Vous n’avez pas eu envie de montrer ces autres réactions ?

Mon premier film durait quatre heures et demie : il montrait d’autres aidants et des gens opposés à l’accueil. Mais j’avais envie de faire un film sur pourquoi et comment les gens aident. La question du timing et de la narration s’est posée. Cédric a un aplomb, une droiture et une honnêteté qui en font un beau personnage de cinéma. Il est comme ça dans la vie. Je n’ai pas voulu faire de lui un héros. Quand nous sommes retrouvés avec 200 migrants dans la montagne, nous avons été pris de court, à quatre, sans associations. On avait déclaré tous les noms pour les accompagner à la préfecture, mais quand nous sommes arrivés à la gare, le train était bloqué par les forces de l’ordre. On a décidé d’aller à Nice à pied. Les choses se sont faites comme ça, sans mise en scène. J’ai filmé le cœur de l’action.

Vous intervenez oralement dans le film…

J’étais partie prenante depuis le début. J’ai participé aux actions avec et sans caméra. J’étais autant acteur que réalisateur. J’ai eu envie de l’assumer. Je ne suis pas militant, Cédric non plus. On défend une cause mais on n’obéit à aucun mot d’ordre. Libre est un film politique, citoyen, anarchiste au sens où on fait ce qui nous semble juste dans un territoire qui est le nôtre. Et, si on nous dit le contraire, nous nous battons pour faire entendre notre point de vue.

À mesure que le film avance, le combat se déplace vers Briançon. L’État a réussi à limiter l’accès à la Roya ?

Après le procès en appel, il y a eu des renforts militaires et policiers chez Cédric. Ils lui ont mis une pression énorme avec quatre postes d’observation vingt-quatre heures sur vingt-quatre et un check-point pendant deux ans. Ils attendaient un faux pas. Cette opération a coûté une fortune à l’État. Imagine-t-on pareille somme utilisée pour l’accueil ? La route a été rouverte vers Menton. Les Italiens ont placé des militaires à la frontière. Les migrants ont vite transmis l’information.

Qui est cette infirmière qui s’est mise à soigner les migrants qu’elle croisait au bord des routes ?

Isabelle a été infirmière en bloc opératoire et en situation d’urgence. Elle savait faire face. Au début, elle était seule à soigner les migrants. Puis cinq infirmières et deux médecins l’ont rejointe. Médecins du monde a chapeauté l’ensemble, mais ces professionnels étaient marginaux. Un jour, nous avons conduit un homme blessé dans un cabinet. C’était une urgence, mais l’un des médecins a refusé de le voir en nous jetant : « Partez ou j’appelle les flics. »

Comment votre film a-t-il été reçu à Cannes ?

Le gouvernement a pesé de tout son poids pour le faire déprogrammer, en vain. Thierry Frémaux, délégué général du festival, nous a confié qu’il n’avait jamais subi de telles pressions, en ajoutant : « Au moins, le Festival de Cannes sert à quelque chose. » Libre était diffusé en séance spéciale, avec des films de Wim Wenders et de Wang Bing, pour qui j’ai énormément d’estime.

Quand nous avons monté les marches, il y avait des policiers partout, qui ont inspecté les voitures. Ils avaient peur d’un happening, qu’on profite de l’ultramédiatisation. La salle était comble, on a dû refuser du monde. Nous avons été applaudis plus d’un quart d’heure, debout.

Michel Toesca Réalisateur.

Société
Temps de lecture : 9 minutes

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