Valérie Masson-Delmotte : « Les grands changements viennent des citoyens »

La climatologue Valérie Masson-Delmotte observe que ce sont les actions individuelles et collectives qui pousseront les gouvernements à agir contre le réchauffement et y voit des raisons de rester optimiste.

Vanina Delmas  • 3 octobre 2018 abonné·es
Valérie Masson-Delmotte : « Les grands changements viennent des citoyens »
© photo : Une action de sensibilisation de Greenpeace sur le glacier d’Aletsch, en Suisse, en 2007.Fabrice Coffrini/AFP

Le rapport spécial du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) s’est penché sur 6 000 publications scientifiques afin de poser les enjeux d’un réchauffement stabilisé à 1,5 °C. Une somme d’informations précieuses pour les gouvernements, à l’origine de la demande de ce rapport au moment de la COP 21, en décembre 2015 à Paris. Valérie Masson-Delmotte réaffirme que la situation actuelle est irréversible mais pas désespérée, grâce aux mobilisations sur le terrain.

Quelle est la mission du Giec pour ce rapport spécial ?

Valérie Masson-Delmotte : Nous devons faire le point sur les connaissances scientifiques de la manière la plus exhaustive et rigoureuse possible, car, au moment de la COP 21, il n’existait pas beaucoup d’éléments précis pour évaluer ce que l’on gagnerait à être plus ambitieux ou ce que l’on perdrait à l’être moins. En clair : quels impacts nous éviterions en stabilisant le réchauffement à 1,5 °C plutôt qu’à 2 °C. Ensuite, nous remettons nos conclusions aux gouvernements. Pour cela, nous mobilisons des auteurs de toutes les régions du monde et de toutes les disciplines scientifiques, ce qui est nouveau.

Nous avons aujourd’hui beaucoup plus de participants issus des sciences sociales, car, en fin de compte, la transformation des sociétés ne pourra se faire sans l’apport de ceux qui connaissent le mieux ces modes d’organisation. Les changements qui permettraient de stabiliser l’évolution du climat à un niveau bas doivent se penser en système. Ils relèvent des gouvernements et de la communauté internationale, mais aussi des responsables locaux et des comportements individuels.

Cet objectif de 1,5 °C est-il réaliste ou utopique ?

Si nous ne faisons rien, si le réchauffement continue à ce rythme, le seuil de 1,5 °C sera dépassé en 2040. Autant dire demain ! L’affirmer, ce n’est plus seulement s’inquiéter pour les générations futures, mais regarder le monde auquel devront faire face nos enfants quand ils seront adultes. Si nous voulons stabiliser le réchauffement, il nous faudra mener une action sans précédent dans la prochaine décennie.

Ce focus sur une limitation du réchauffement à 1,5 °C n’est pas une question d’utopie, c’est d’abord une prise de conscience de ce qui nous arrivera à court terme, quoi qu’on fasse, puis de l’effort à fournir pour éviter des risques supplémentaires dans les décennies à venir. Certains de mes collègues ont choisi d’appréhender notre rapport sous l’angle de l’Anthropocène, cette notion qui montre les intersections profondes entre nos choix, nos non-choix et le reste de la planète. Là est la question essentielle : nous perturbons les écosystèmes à l’échelle planétaire, que sommes-nous prêts à faire pour stabiliser cette perturbation ?

Quels sont les effets déjà visibles du réchauffement climatique ?

Dans la majorité des régions du monde, ces effets sont déjà présents. Aujourd’hui, l’ampleur des changements de température est la plus forte en Arctique. Plus généralement, le réchauffement conduit à des vagues de chaleur sur terre et en mer. Ces dernières années, la disparition des récifs de coraux en raison de cette chaleur inhabituelle a été spectaculaire ! Les fortes précipitations sont plus fréquentes également. La montée du niveau des mers affectera de plus en plus les populations exposées aux risques de submersion côtière. Dans certaines régions, même un très faible réchauffement aura des conséquences nettes, par exemple sur les ressources en eau dans le sud de l’Afrique ou sur le pourtour méditerranéen.

Ce sujet a notamment été porté politiquement par les petits États insulaires en développement, confrontés à des risques croisés : leur activité dépend de la santé des écosystèmes, que ce soit pour la pêche ou le tourisme. Or ils sont très exposés aux risques d’événements extrêmes tels que les pluies torrentielles associées aux ouragans ou la montée du niveau des mers. Sans oublier les déplacements d’espèces de poissons dans un monde plus chaud, qui pénaliseront en priorité les petites pêcheries tropicales.

Incendies gigantesques en Californie, sécheresse en Suède, inondations en Inde, typhon au Japon, records de chaleur partout dans le monde… Les phénomènes météorologiques de cet été sont-ils imputables au réchauffement climatique ?

Des méthodes très pointues se sont développées pour nous permettre de comprendre si un événement ponctuel est imputable à l’influence de l’homme sur le climat, mais les événements les plus récents n’ont pas encore été étudiés de la sorte. Certes, on peut simplement avoir affaire à des événements rares, mais d’autres peuvent être caractéristiques de notre interférence avec le climat.

Ainsi, dans un environnement plus chaud, l’air contient plus d’humidité. Et la même tempête avec une température plus élevée peut donner lieu à des pluies plus intenses. Plusieurs travaux sur l’ouragan Harvey, qui a touché le Texas en 2017, ont montré que l’intensité des pluies avait été augmentée sous l’effet du réchauffement.

Ce rapport spécial du Giec a été réalisé à la demande des politiques. Cela reflète-t-il un aveu d’impuissance de leur part ?

Les gouvernements des pays développés ont des ressources sur place (membres d’académies, cabinets de conseil, etc.), donc ce n’est pas une question de manque d’informations. La construction onusienne de dialogue entre sciences et politique reflète selon moi le besoin de connaissances scientifiques à l’échelle planétaire pour guider la prise de décisions. Après, l’action ou l’inaction, c’est autre chose.

Des maires de grandes métropoles se sont emparés de ce combat et agissent concrètement au niveau de leur territoire.

Lors d’une conférence sur les villes et les sciences du changement climatique organisée en mars dernier au Canada, nous avons proposé un agenda de recherche et d’actions pour décloisonner les relations entre les acteurs de terrain et le milieu de la recherche académique. Il est vraiment nécessaire de coconstruire des connaissances pour agir sur la durée. Souvent, l’information manque au niveau local, en particulier dans les villes du Sud, qui subissent une urbanisation sans précédent et ont besoin d’informations scientifiques pour prendre toutes leurs décisions sous l’angle du climat.

Les villes concentrent des ressources, des pressions sur l’environnement et des capitaux. Elles ont donc à la fois un poids très fort sur les rejets de gaz à effet de serre (GES) et une vulnérabilité accrue, pour certaines, à un climat qui change (villes côtières ou exposées aux îlots de chaleur, aux inondations…). Mais elles disposent aussi d’un grand nombre de leviers pour agir, avec une approche par système urbain et non par petits pas, comme pour un métabolisme.

Existe-t-il encore des raisons d’être optimiste ?

Deux éléments me donnent de l’optimisme dans ce défi sans précédent : quand les émissions de GES baissent (ce qui arrive très rarement) et quand je vois des personnes s’engager collectivement. Autour de moi, j’observe une forme de révolution douce : des personnes qui font certains choix d’alimentation et d’approvisionnement (circuits courts, produits recyclés…) ou adoptent des modes de transport moins polluants.

Je ne vis pas dans une bulle mais dans un village de banlieue parisienne, et je constate ce changement chez des personnes de tous âges et de toutes catégories socio-professionnelles. Mais cette révolution douce demeure peu visible dans les médias, qui véhiculent encore souvent une vision caricaturale opposant le développement économique à une forme d’action hors de portée des citoyens. Ils ne montrent pas les révolutions qui sont agréables et sources de bien-être.

Quant aux émissions de GES, en France, elles ne baissent plus depuis trois ans et repartent même à la hausse : il faut le dire aussi, et non pas seulement se focaliser sur le climat futur. Il faut parler de ce qu’on a voulu mettre en place et comprendre ce qui ne fonctionne pas, afin d’avoir une approche pragmatique et d’agir sur la cause du problème à notre niveau. Il n’y a pas les Américains, les Chinois et les autres ! Le défi est à la mesure du rôle que la France veut jouer dans ce domaine, puisqu’elle est en quelque sorte garante de l’accord de Paris.

Faut-il attendre les États ?

Je suis une physicienne qui travaille sur les climats passés, donc loin d’être une experte en science politique. Toutefois, je n’ai jamais pensé qu’une transformation profonde viendrait spontanément des gouvernements, tant les conservatismes rendent difficile la défense de ces transformations. Les grands changements émergent des sociétés : des citoyens, des acteurs économiques qui s’intéressent aussi au long terme pour leur propre positionnement stratégique, etc. Cette pression-là s’exerce ensuite sur les élus, via les partis politiques ou d’autres instances issues de la société civile.

Il y a quelques exceptions, notamment quand il existe un désir fort de se projeter dans l’avenir au-delà d’un mandat. Ainsi, en Chine, la ligne du nouveau Parti communiste a changé, avec un Premier ministre qui a promis de « rendre le ciel bleu » à la population. Un changement de cap a été opéré, de la recherche d’une croissance économique à court terme pour sortir les gens de la pauvreté vers un mode de développement moins destructeur pour l’environnement et la santé publique.

Une campagne de mobilisation citoyenne lancée après la marche pour le climat du 8 septembre s’appelle « Il est encore temps ». Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Cet intitulé est intéressant car il ne véhicule pas une vision fataliste ou catastrophiste du futur, mais insiste sur l’action que l’on peut déployer maintenant. En cela, il fait écho à la démarche adoptée par le Giec pour les rapports de ce cycle, qui servent également à identifier les leviers d’action et les moyens de les actionner. Nous rédigeons des résumés pour les décideurs, mais nous fournissons aussi des éléments pédagogiques. En dépit du jargon scientifique inévitable, nous gardons à l’esprit que ce sont aussi des textes pour les citoyens.

Malgré ces touches d’optimisme, la situation présente n’est-elle pas irréversible ?

La notion d’irréversibilité demeure très présente, en particulier si l’on considère la marge de manœuvre qu’il nous reste. Concernant la température moyenne à la surface de la Terre, nous avons encore une fenêtre de tir, à condition d’agir fort et vite. Mais, dans tous les cas, le niveau des mers continuera à monter. Même avec 0,5 °C de différence, nous serons dans un climat nouveau avec des risques différents auxquels il faudra se préparer. Nous pourrons au mieux stabiliser la température à la surface de la Terre, mais d’autres éléments continueront à changer, notamment les océans, et nous ne pourrons pas revenir en arrière.

Valérie Masson-Delmotte Coprésidente du comité scientifique du Giec, directrice de recherche au Commissariat à l’énergie atomique (CEA).

Écologie
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Le climat n’attend plus les États
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