« Victor Hugo a pris des risques incroyables »

Une fiction raconte le tournant politique du poète, qui, en 1850, devient républicain. Réalisée par Jean-Marc Moutout, cette mini-série de France 2 honore le service public.

Christophe Kantcheff  • 30 octobre 2018 abonné·es
« Victor Hugo a pris des risques incroyables »
© photo : DENIS MANIN

La télévision publique peut répondre à sa mission. La preuve : elle programme en début de soirée une fiction passionnante, Victor Hugo, ennemi d’État. Non un récit empesé de la vie de l’auteur des Misérables, mais une mini-série haletante sur le tournant politique, entre la révolution de 1848 et le coup d’État de 1851, de celui qui a commencé du côté royaliste pour finir à gauche, républicain, sur les bancs des Montagnards.

Dans cette œuvre découpée en quatre épisodes, Victor Hugo, interprété par un très ­convaincant Yannick Choirat, défend les grands principes éthiques, se fait le porte-parole des plus pauvres, s’engage dans le combat des idées en créant un journal, écrit des discours lyriques et foudroyants, tient tête à Louis-Napoléon avant de le désigner par l’épithète qui lui restera, « le petit », protège ses fils et sa femme (Nade Dieu) et se perd entre ses maîtresses, la légitime, Juliette Drouet (Isabelle Carré), et les autres.

Poète, Victor Hugo est aussi un ogre mégalomaniaque et profondément humain qui se met en scène à l’Assemblée nationale et aime les femmes comme un forcené. Telle est en tout cas la manière dont Jean-Marc Moutout le montre, dans une réalisation précise et trépidante, qui n’escamote aucun des enjeux politiques du moment. Pas étonnant de la part d’un cinéaste talentueux, auteur notamment de Violence des échanges en milieu tempéré (2003) et de De bon matin (2011).

La télévision publique n’avait jamais consacré de fiction à Victor Hugo. Comment votre projet est-il né ?

Jean-Marc Moutout : Il y a tout de même eu un téléfilm, au début des années 2000, qui s’intitulait La Bataille d’Hernani. Quant à Victor Hugo, ennemi d’État, le projet est venu d’Iris Bucher, qui est productrice de fictions. Il s’agissait de suivre Victor Hugo entre 1848 et 1851, sa métamorphose politique et sa vie amoureuse. Quand un réalisateur a été recherché, on m’a joint pour deux raisons : parce que j’ai déjà une expérience de films de télévision (j’ai réalisé deux épisodes du Bureau des légendes_) et parce que j’ai tourné des films politiques.

Ce qui signifie donc que l’intention première était résolument politique…

Oui. La colonne vertébrale du projet était de raconter comment Victor Hugo est passé de royaliste à républicain. Outre le romanesque de la saga familiale et sentimentale, auquel Iris Bucher tenait aussi beaucoup, l’objectif était de mettre en fiction un sujet politique.

Est-ce ce qui vous a attiré ?

Se voir proposer un film historique qui parle d’une révolution et d’un grand personnage, autrement dit une fiction avec Victor Hugo, des barricades de 1848 au coup d’État de 1851, était très excitant ! L’enjeu intellectuel et artistique était formidable.

France Télévisions était-elle alors déjà partie prenante ?

Oui. C’est le pôle documentaire qui était en charge du projet, dirigé par Catherine Alvaresse. À l’origine, lors du premier rendez-vous, il était question d’un docufiction. Mais, quelques mois plus tard, j’ai remis un scénario qui était de la pure fiction. Et celle-ci a fini par s’imposer.

Comment ne pas tomber dans le piège du Victor Hugo statufié, parce que monument de notre patrimoine ?

D’autant que le premier hugolien que nous avons rencontré, Guy Rosa, nous a dit qu’Hugo était irreprésentable ! Avec ma coscénariste, Sophie Hiet, nous l’avons abordé comme tout autre personnage, en refusant l’hagiographie.

Deux livres nous ont été fort utiles : la biographie de Jean-Marc Hovasse, qui a une approche complexe de l’écrivain, et le livre de Jean-François Kahn, Victor Hugo, l’extraordinaire métamorphose, qui est très vivant et nous plonge dans les débats politiques du moment. Faire parler Hugo, écrire les dialogues, pouvait paraître intimidant. Il a fallu se lancer. Quant à ses discours à l’Assemblée nationale, ils sont tous authentiques.

Comment Yannick Choirat a-t-il été choisi et comment s’est-il emparé du rôle ?

Je l’ai choisi au terme d’un casting dont les essais ont d’abord consisté à dire un discours. Parce qu’il a une forte expérience théâtrale, notamment avec Joël Pommerat et son spectacle sur la Révolution, il s’en est remarquablement sorti. Il a en outre un physique de cinéma. Quand il lui a fallu endosser le rôle, il m’a surpris et épaté. Il aurait pu être très impressionné, ce qui n’a pas été le cas.

Nous avons un peu travaillé en amont, surtout sur les discours. Je savais que la façon dont Yannick les jouerait influerait sur le reste de son interprétation. Même si le personnage a un côté physique, et s’il peut exprimer de la colère à la tribune, il n’a pas tout joué en force. Hugo est d’abord un écrivain, un poète. Il fallait garder une certaine cérébralité. C’est ce que Yannick a fait, en ciselant son jeu.

Avant 1848, où en est Victor Hugo, politiquement ?

Son modèle, c’est Chateaubriand, pas Saint-Simon. En 1847, à la veille de la révolution, il a 45 ans, il est pair de France, tranquillement installé. Qu’a-t-il fait avant 1848, hormis avoir été confronté à la censure au théâtre ? Il a défendu l’abolition de la peine de mort, ce qui est un acte humaniste, non une prise de position politique vis-à-vis du Vatican, par exemple.

Comment, à la fin de l’année 1849, Hugo peut-il être si opposé à la loi portée par Falloux, qui appartient, comme lui, au parti de l’ordre ?

C’est son point de rupture. Il a lieu sur la question cléricale, qui lui tient à cœur. Cette loi vient du courant le plus à droite de son parti. Hugo est une sorte de Philippe Séguin : il incarne la droite sociale. Falloux correspondrait plutôt à de Villiers. Comme beaucoup de ses collègues à l’Assemblée, Hugo ne se projette pas dans une carrière politique telle qu’elle se déroule aujourd’hui. Le jeu est plus large. C’est l’époque de la constitution des partis. Tout est balbutiant et désorganisé. Il s’engouffre là-dedans avec ses grands principes.

À partir de ce moment-là, Hugo va se montrer extrêmement audacieux, sinon kamikaze, vis-à-vis du parti de l’ordre, où il continue un temps à siéger, puis de Louis-Napoléon…

Victor Hugo a un côté jusqu’au-boutiste et tête brûlée. Il a une forme de mégalomanie, mélange de convictions et d’ambition, qui lui fait prendre des risques incroyables. Il a aussi la foi du nouveau converti républicain. Et la trahison de Louis-Napoléon lui est insupportable.

Notre théorie, à Sophie Hiet et à moi-même, c’est qu’inconsciemment il a souhaité l’exil. Parce qu’au fond cela résout tous ses problèmes : ses histoires de femmes et ses problèmes d’écriture, puisqu’à cause de la politique il ne peut plus écrire ; en outre, il devient un héros de la République sans avoir à combattre. Les risques qu’il prend ne pouvaient que le conduire sur le chemin de l’exil.

Il est vrai que le film montre un Hugo au parcours politique héroïque. Ce que nous n’avons pu montrer, faute de temps et de place, c’est qu’il est aussi un homme d’appareil, de réseaux et d’influence. Il a postulé deux ou trois fois à l’Académie française, a fondé la Société des gens de lettres… Il a des positions socialement établies.

Qu’est-ce qui le motive à rejoindre les bancs de la Montagne, à gauche de l’Hémicycle ?

Il rejoint la Montagne en juillet 1850, quand elle est devenue une colline – c’est-à-dire quand elle n’est plus en état d’être révolutionnaire elle-même. Hugo défend les acquis de la révolution de 1848. Il défend la révolution en tant que concept et nécessité d’émancipation, mais il est réservé quant au sang versé, à la guerre civile. Il reste un homme de concorde.

Il croit aux bonnes volontés et au projet émancipateur du XIXe siècle, que résument ces trois notions : suffrage universel, démocratie représentative et éducation pour tous. Tenir cette position, et l’exprimer depuis les bancs de la gauche, est pour lui révolutionnaire. Mais, sur la propriété privée, la banque ou le capital, il ne change rien. C’est pourquoi, par exemple, Marx ne le tient pas en haute estime.

Tout au long de la série, on entend des réflexions aux résonances très actuelles : sur les problèmes de représentation du peuple par les politiques, la sempiternelle accusation d’irréalisme de la gauche ou la révolution…

Tout simplement parce que la situation n’a globalement pas changé. La série rappelle que la droite vient du royalisme et que la gauche est républicaine et née de la révolution. On retrouve aujourd’hui plus ou moins les combats droite-gauche qui se sont installés sous la IIe République. Avec des problèmes non résolus : misère, inégalités, éducation, etc.

La série donne l’impression qu’un des défis posés à Hugo a été de savoir quelle place il occupe : à l’Assemblée, entre ses maîtresses…

Victor Hugo rêve d’être partout : il veut être romancier, poète, homme de théâtre, homme politique. Il a été le conseiller du roi Louis-­Philippe – et aspire probablement au même rôle avec Louis-Napoléon . Il veut être député, amant, père, directeur de journal, il souhaite que le peuple le reconnaisse et l’admire… Et, à l’arrivée, il a quasiment tout réussi.

Victor Hugo, ennemi d’État, de Jean-Marc Moutout, France 2, les 5 et 6 novembre, deux fois deux épisodes de 52 mn, à 21 heures.

Littérature
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