Le réveil des peuples de la Terre

Face à la perspective d’une planète déréglée et soumise à des régimes autoritaires, il est possible – et urgent – d’emprunter un chemin de résistance. Quatre pratiques à cultiver ensemble sont ici présentées.

Christophe Bonneuil  • 7 novembre 2018 abonné·es
Le réveil des peuples de la Terre
© À Kerpen, en Allemagne, mobilisation contre une mine de lignite à ciel ouvert.David Young/dpa/AFP

Trois sombres années ont passé depuis la COP 21. Arrangeant avec l’inacceptable, tolérant la présence des lobbys du carbo-capitalisme au cœur des négociations, abandonnant tout mécanisme contraignant au profit d’« engagements volontaires » pour plaire aux États-Unis, l’accord de Paris rappelle un sinistre précédent : Munich.

Des voix fortes, des moyens d’agir

Il y a un an, le 10 novembre 2017, Politis organisait avec Attac un colloque au thème éloquent : « La catastrophe climatique, un défi pour l’imagination, un défi pour l’action ». Salle comble et questionnements tous azimuts sur l’apport des sciences ou les moyens de la transition vers un autre modèle de civilisation… La réunion et ses inquiétudes se prolongent au bistrot. Ce n’est alors pas la première fois que Politis s’engage ainsi pour l’écologie, mais le temps qui a passé depuis sa création a fait grandir le pessimisme de la raison. Trois décennies de dénis, de faux-semblants politiques… Trois décennies durant lesquelles les entreprises prédatrices et polluantes continuent leur écocide. Chacun sent désormais venir l’irréversibilité des dégâts causés par le productivisme et le croissancisme. Autrement dit, l’effondrement est envisagé. Les intervenant·e·s du colloque n’ont pas voulu en rester là. Nos journalistes, Vanina Delmas, Ingrid Merckx et Patrick Piro en tête, ont alors proposé et patiemment mûri la constitution dans les pages de Politis d’un espace d’expression interdisciplinaire. Des voix fortes, qui mobilisent les expertises citoyennes pour donner les moyens d’agir, s’exprimant dans une chronique, « Le temps du climat », que vous retrouverez tous les quinze jours (en alternance avec la nouvelle chronique « L’histoire n’est pas un roman », inaugurée la semaine dernière). Voici la première.

Pouria Amirshahi

En 1938, les accords de Munich ont laissé la barbarie progresser et rendu inévitable une catastrophe et une guerre planétaire. L’accord de Paris a lui aussi laissé des forces obscures poursuivre leur politique d’armement (subventions massives aux énergies fossiles) et envahir d’énormes territoires ces trois dernières années : l’équivalent d’un dixième du territoire français de banquise arctique disparaît chaque année, les déserts s’étendent et les forêts reculent. Dans les airs, les émissions de gaz à effet de serre sont toujours à la hausse et la concentration de CO2 dans l’atmosphère a dépassé cet été les 411 parties par million, niveau inégalé depuis des millions d’années. Les océans n’ont jamais été aussi acides et inhospitaliers depuis 300 millions d’années. Les leaders extractivisto-populistes (Brésil, États-Unis) et les puissances carbo-autoritaristes (Russie, Chine, Arabie saoudite) se sont renforcés. En accroissant la malnutrition et la sous-alimentation des enfants, les maladies transmises par des insectes, les diarrhées infectieuses et les stress et suicides liés aux coups de chaleur, les changements climatiques devraient générer près de 300 000 décès supplémentaires par an à partir de 2030. Réveillons-nous !

Devant nous, la perspective d’une Terre déréglée, moins habitable en bien des régions, des États ruinés par des catastrophes climatiques, des mégapoles à déplacer face à la montée des eaux, des centaines de millions de réfugiés ruinés sur les routes, des sous-continents livrés au chaos des guerres civiles et de l’extraction des ressources, et des puissances mondiales et régionales ultra-militarisées. Des régimes autoritaires s’affrontant pour le contrôle des ressources rares et faisant en interne régner une dictature au nom des intérêts vitaux du pays et de la chasse aux étrangers. Leurs élites : toujours les mêmes 1 %. Leur base sociale : des classes moyennes ayant abdiqué liberté et solidarité pour conserver un mode de vie qu’elles savent insoutenable. Chacun·e est discipliné·e à être un bon sujet « smart » et « vert », mais des inégalités énormes sont entretenues entre une plèbe à la vie diminuée et une élite qui continue à surconsommer.

Ce n’est plus de la science-fiction. Il suffit de lire le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) paru le mois dernier, prévoyant + 5,5 °C en 2100 sur la base du « business as usual ». Il suffit d’observer Bolsonaro, Trump, Poutine ou Bezos pour voir poindre le scénario d’un capitalisme partiellement démondialisé et restructuré en blocs post-démocratiques, où l’État militarisé et le pouvoir économique ne feraient qu’un.

Les marchés de services écologiques entièrement privatisés, un budget carbone individuel quantifié par Big Brother (au choix, Google ou Alibaba) en même temps que notre « crédit social », la géo-ingénierie climatique, la conquête militaire et extractiviste de l’espace ou le transhumanisme seraient les « solutions » proposées pour « sauver la planète ».

Insurrection éthique

Ce qui rend ce lugubre scénario fort possible, ce ne sont ni les évolutions climatiques en tant que telles ni de prétendues « lois » de l’effondrement ou de la géopolitique. C’est notre servitude volontaire. C’est notre difficulté à imaginer comment faire face aux dérèglements climatiques et écologiques autrement que sous la tutelle d’un Léviathan verdi, c’est-à-dire d’un ordre étatico-capitaliste dans lequel l’aiguillon des « appels » de la « société civile » ferait de nos dirigeants de meilleurs gestionnaires de notre capital Terre. Dans le livre Climate Leviathan. A Political Theory of Our Planetary Future (Verso, 2017), les géographes Joel Wainwright et Geoff Mann décrivent les contours d’une gestion étatico-capitaliste du dérèglement climatique.

Ils appellent aussi à préparer un autre scénario qui pourrait naître d’une insurrection éthique contre toutes les attaques faites aux vivants, d’une mobilisation des peuples de la Terre, unis dans une nouvelle internationale terrestre allant des victimes de la croissance aux damnés du changement climatique, ouvrant un archipel de basculements vers des sociétés du bien-vivre et de l’autonomie. Il n’est plus temps de se croire « tous unis pour sauver la Terre » ou « gagnant-gagnant » avec les multinationales. Il n’est plus temps de dire aux dirigeants qu’« il est encore temps » pour eux de mieux nous gouverner. Mais il est encore temps de prendre un chemin de résistance face aux écocides et à la barbarie qui vient. Du marronnage aux ZAD, les luttes sociales, féministes, antiesclavagistes et anticoloniales des derniers siècles nous enseignent qu’une telle perspective implique de cultiver ensemble quatre pratiques. D’abord, retirer notre consentement à tout ce qui contribue à rendre notre monde plus injuste et plus inhabitable et porter les fauteurs de crimes climatiques devant la justice. Puis construire des formes de vie alternatives du faire, du partage et de l’autonomie, et y affûter nos capacités à percevoir et à désirer. Ensuite, l’activisme sacré du soin (voir Joanna Macy et les écoféministes) pour traverser l’impuissance et le désespoir : s’allier aux autres qu’humains et semer malicieusement la vie sur les ruines du vieux monde industriel. Enfin, les actions offensives contre les intérêts et les infrastructures qui organisent la destruction de la vie et de la dignité terrestre.

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Le temps du climat
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