« Moins qu’un chien », de Charles Mingus : Chienne de vie

Moins qu’un chien, autobiographie du contrebassiste Charles Mingus parue en 1971, ressort dans une nouvelle édition. Une réflexion passionnante sur le racisme et le statut des artistes noirs.

Pauline Guedj  • 6 novembre 2018 abonné·es
« Moins qu’un chien », de Charles Mingus : Chienne de vie
photo : Le musicien voulait être célèbre sans se compromettre.
© politis/la fab

Dès la première page, deux indications. La première : Charles Mingus, contrebassiste et compositeur, l’une des figures majeures du jazz et de la musique improvisée, s’est fait aider. Pour son autobiographie, il a bénéficié des conseils d’une auteure : Nel King. Celle-ci a repris les 800 pages qu’il avait noircies et les a réorganisées.

L’édition française annonce : « Je désire exprimer mes très sincères remerciements à celui qui a assuré la longue et difficile tâche de mise en forme de ce livre, Nel King, probablement le seul Blanc qui en était capable. » Passons sur l’erreur (Nel King n’était pas un homme !) et concentrons-nous sur le propos. Mingus n’avait pas sa langue dans sa poche. Il a lutté longtemps pour publier son livre. Avec cette dédicace, il lance une nouvelle pique au monde de l’édition : dans un milieu dominé par les Blancs, sa collaboratrice était « la seule capable ». Résistance au racisme, dénonciation des inégalités : c’est bien de ça qu’il s’agira dans cet ouvrage.

Deuxième indication : « Quelques-uns des noms […] ont été changés, de même que certains personnages et incidents sont fictifs. » Texte hybride, Moins qu’un chien refuse de choisir entre récit autobiographique, roman, essai philosophique et analyse socio­logique. Mingus réécrit sa vie, laissant de côté certains thèmes, la musique par exemple, et retenant quelques éléments.

D’un côté, le sexe, la drogue, la spiritualité et les errances dans plusieurs villes des États-Unis font du livre un roman aux accents beat, souvent insolent, parfois provocateur, à la langue percutante. Quand Mingus chante les louanges de San Francisco, Jack Kerouac et Allen Ginsberg ne sont jamais très loin.

D’un autre côté, les récits de l’enfance, des conflits avec ses parents, des relations tumultueuses avec les femmes, les retranscriptions de discussions avec des musiciens transforment le texte en une réflexion sur la condition même de ceux que Mingus décrit comme les « moins qu’un chien » : les artistes et les musiciens africains-américains. Mingus ne se contente jamais de dénoncer la structure raciste de la société. Bien au contraire, il use de son parcours et de ses talents de conteur pour en proposer une analyse sensible et précise.

Aux prémices du livre se trouve une anecdote : avant d’avoir deux ans, bébé Mingus se fend le crâne sur l’arête d’une commode dans la chambre de ses parents. Ceux-ci se précipitent à l’hôpital. Ils le croient mort. C’est à ce moment-là, explique Mingus, que son être s’est dédoublé. L’âme est sortie du corps et a posé sur lui son regard tantôt bienveillant, tantôt critique et acerbe. Cet autre qui le contemple et le juge est le principal narrateur du livre. C’est lui qui guide le lecteur dans les méandres de l’histoire Mingus, « mon petit copain ».

Au long du livre, l’emploi de la troisième personne laisse ponctuellement place au je, lors des conversations, et à l’ouverture de guillemets pour citer les propos de ceux qui ont inspiré le musicien. Ce jeu entre Mingus personnage et Mingus narrateur laisse s’exacerber une individualité complexe dont la musique est également un témoignage : « J’essaye de jouer la vérité de qui je suis, disait-il. La raison pour laquelle c’est difficile est que je change tout le temps. »

Au-delà de la personnalité Mingus, c’est une exploration des différentes facettes de l’identité noire que ce dispositif permet de mettre en place. Les « âmes du peuple noir », écrivait le sociologue W.E.B. Du Bois. Deux âmes dans un même corps, une double conscience, un être américain et un être noir. « Il y a trois hommes en moi », écrit Mingus. « L’un, indifférent, impassible, observe ; le deuxième attaque de peur d’être attaqué ; et puis il y a un homme doux, qui fait confiance et signe les contrats sans les lire. » Mingus n° 1, 2 et 3 et, comme dans les analyses de Du Bois, des tiraillements liés à son positionnement social aux États-Unis.

Dans le Mingus que nous révèle le texte, il y a d’abord les enjeux de la couleur. One drop rule : une goutte de sang noir fait d’un individu un Noir. Mais alors pourquoi Mingus est-il si clair ? Pourquoi son père tire-t-il une fierté de son teint pâle alors que ses camarades de classe refusent, eux, de le considérer comme leur égal ? Pas tout à fait noir, certainement pas blanc, peut-être un peu amérindien, pouvant passer pour mexicain. Le corps de Mingus est l’objet impuissant des absurdités du système racial.

Ensuite, il y a les femmes. Mingus les aime, les désire, peut-être surtout parce que dans leurs bras, comme il l’écrit, il se sent enfin « aussi noir ». Toutefois, le « petit copain » n’est pas exempt des travers misogynes du mythe de la masculinité africaine-­américaine. Le mac est un modèle de réussite. Honteux, Mingus y aspire et traite ses partenaires avec une affection fardée de vantardise et de mépris.

Enfin, il y a le rapport à l’économie de la musique, porteur là encore de nombreux troubles. Mingus veut être célèbre, jouer sa musique sans se compromettre, mais il sait que son idéal est inatteignable. « Ils nous possèdent, lui explique le trompettiste Fats Navarro, nous leur appartenons. Pour le Blanc, le jazz est un big business et nous ne pouvons rien faire sans lui. Nous ne sommes que des fourmis, de la main-d’œuvre. »

Condamné à jouer pour survivre, Mingus porte la croix de tout artiste noir des années 1960. Deux choix sont possibles : courber l’échine ou se battre contre des moulins à vent. Une vie de sous-homme, « Underdog ».

Moins qu’un chien, Charles Mingus, avec la contribution de Nel King, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacques B. Hess, éd. Parenthèses, 272 p., 12 euros.

Musique
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