Richard King : « Trump favorise l’extrémisme racial »

Après la tuerie de Pittsburgh, l’anthropologue Richard King revient sur les particularités de l’antisémitisme américain et sur ses liens avec la suprématie blanche, les médias et le discours public.

Pauline Guedj  • 14 novembre 2018 abonné·es
Richard King : « Trump favorise l’extrémisme racial »
© photo : Le 28 octobre, devant la Maison Blanche. crédit : Daisuke Tomita/AFP

Le 27 octobre dernier, Robert Bowers tue onze personnes dans la synagogue Tree of Life de Pittsburgh lors de ce qui constitue l’attaque la plus meurtrière de l’histoire des États-Unis contre la communauté juive. Inconnu des services de police, l’assaillant est actif sur le site Gab.com, prisé par l’extrême droite américaine. Quelques jours plus tôt, il s’en était pris à l’association Hebrew Immigrant Aid Society (HIAS), dénonçant son action pour l’accueil des populations immigrées. « HIAS aime amener des envahisseurs pour tuer les nôtres. Je ne peux pas rester assis et voir les miens se faire massacrer. »

Richard King

Anthropologue, professeur au département d’histoire et de sciences sociales du Columbia College à Chicago.

Depuis la tuerie de Pittsburgh, de nombreux intellectuels états-uniens renouvellent leurs appels aux électeurs, les poussant à réfléchir à ce climat politique qui semble contribuer à la résurgence des violences raciales dans le pays. Dans une tribune publiée dans Le Monde, Maurice Samuels, professeur à l’université de Yale, dresse une liste des exercices rhétoriques opérés par Donald Trump pour tendre subtilement la main aux antisémites. En janvier 2017, rappelle Samuels, pour la journée de la mémoire de l’Holocauste, la déclaration du Président oublie d’inclure les juifs dans les victimes du nazisme. En août, à Charlottesville, alors que des suprémacistes blancs s’exclament, à l’encontre de manifestants antiracistes dont l’un trouvera la mort, « les juifs ne nous remplaceront pas », Donald Trump renvoie dos à dos les opposants : « Il y a des gens bien des deux côtés. » Enfin, c’est l’homme d’affaires juif George Soros qui fait les frais du complotisme du Président, qui l’accuse de financer la « caravane de migrants » venue d’Amérique centrale pour demander l’asile aux États-Unis, et insinue qu’il aurait payé des militants pour convaincre les sénateurs républicains de voter contre l’entrée du juge Brett Kavanaugh à la Cour Suprême.

L’anthropologue Richard King analyse ici les ressorts historiques et actuels de cette flambée de violence.

À une époque où de nombreuses minorités sont perçues comme des menaces par les tenants de la suprématie blanche, pourquoi la communauté juive est-elle prise pour cible ?

Richard King : Pour les Américains pensant que leur identité blanche (whiteness) est en péril, qu’ils soient extrémistes ou non, le monde est rempli de personnes dangereuses dont le but est de faire du mal à l’Amérique blanche, voire de la détruire. Tout peut y contribuer : l’immigration depuis l’Amérique centrale, l’islam, le multiculturalisme, la discrimination positive, les joueurs de la National Football League qui protestent contre la violence d’État, Hollywood, le mariage pour tous, etc. D’un côté, ces peurs raciales n’ont rien à voir avec les juifs, et beaucoup d’Américains qui éprouvent ces sentiments ne font pas le lien avec cette communauté. Mais, d’un autre côté, l’antisémitisme offre un discours permettant de combiner dans une même théorie les prétendus dangers qui menaceraient l’Amérique blanche et de les envisager comme les composantes d’un plus vaste complot. L’antisémitisme décrit les juifs comme des marionnettistes conspirateurs. Cette manière de penser suggère que les juifs tentent de promouvoir le multiculturalisme, l’immigration ou Hollywood pour saper, sinon attaquer, les Blancs et l’Amérique blanche. Cette vision trouve ses racines dans les « Protocoles des Sages de Sion », les accusations de meurtres rituels et autres interprétations des Écritures accusant les juifs d’avoir tué le Christ.

Cette idée d’une communauté juive manipulatrice et utilisant les autres races pour arriver à ses fins semble être au cœur des motivations du tireur de Pittsburgh…

Cette vision n’est pas neuve. Si considérer que les juifs sont responsables des migrations venues d’Amérique centrale semble être un phénomène récent, les théories complotistes antisémites aux États-Unis soutiennent depuis longtemps que les juifs manipulent les médias, les gouvernements et les autres races. Ceci est particulièrement visible dans la manière dont les représentants du White Power attaquent les médias qu’ils imaginent contrôlés par des juifs. Ces théories assurent que les juifs utilisent les médias pour faire fleurir le multiculturalisme ou le marxisme culturel en s’appuyant notamment sur la figure des athlètes et des célébrités noirs. L’objectif étant bien sûr de saboter les valeurs et les intérêts de l’« Amérique blanche ».

Comment comprendre alors les relations entre racisme et antisémitisme aux États-Unis ?

Ils sont à la fois éloignés et en dialogue constant. Le racisme anti-noir formule des idées et des pratiques autour de la couleur de peau qui, à terme, n’ont du sens que si elles sont reliées à d’autres formes de racisme et d’antisémitisme. Si l’on prend l’exemple des discours professés sur la masculinité, qu’il s’agisse de masculinité noire, asiatique ou juive, toutes sont décrites comme suspectes et problématiques par les tenants du White Power, mais de manières différentes. Comparez la supposée hypersexualité africaine-américaine avec le caractère prétendument efféminé de l’homme asiatique-américain… De façon significative, les juifs occupent une position particulière. Alors que le White Power voit les autres races comme inférieures, voire sous-humaines, il rend compte des juifs comme d’individus à la fois sous et sur-hommes. Dans cette vision, le juif est un étranger lubrique, le chef d’orchestre d’un complot global.

Vous avez publié un ouvrage qui traite des relations entre suprématie blanche et culture populaire américaine. Quel type de dialogue entretiennent-elles ?

Les représentants du White Power adorent la culture populaire autant qu’ils la détestent. Ils la détestent parce qu’ils pensent qu’elle encourage le mélange entre les races et le multiculturalisme, ce qui, à terme, peut faire du mal aux Blancs. C’est ce qu’ils appellent le « génocide blanc ». Et ils l’adorent – on pourrait même dire qu’ils la convoitent – parce qu’ils comprennent son pouvoir dans la diffusion de leurs valeurs et de leurs messages. La musique, les jeux vidéo, les réseaux sociaux sont pour eux des domaines clés qu’ils cherchent sans cesse à exploiter.

Le cyberespace et les réseaux sociaux sont souvent évoqués comme des lieux où les théories de la suprématie blanche se déploient. Que pensez-vous toutefois du rôle des médias traditionnels dans la diffusion des idéologies suprémacistes et antisémites ?

Les médias ont servi de point de rencontre, de jonction, une sorte de portail à travers lequel des idées extrêmes peuvent dorénavant faire leur entrée dans le discours dominant. Les élections de 2016 ont été une démonstration de la capacité des médias de droite, comme Breitbart News, à normaliser leurs idées, et de l’effort mené par la suite par les médias plus conventionnels (surtout Fox News) pour s’en saisir. Le Southern Poverty Law Center et l’Anti-Defamation League font un important travail aujourd’hui pour déceler ces glissements et en rendre compte.

Donald Trump est souvent décrit comme ayant contribué à la résurgence des théories de la suprématie blanche aux États-Unis. Voyez-vous un lien entre la rhétorique qu’il utilise et la recrudescence des violences ?

Oui. Je pense que le Président joue un rôle important dans la recrudescence de la violence rhétorique et de l’extrémisme racial. Il a contribué à créer un contexte où les deux sont davantage concevables, de plus en plus normalisés, et même acceptables là où ils auraient été rejetés par le passé. Cela étant, l’évocation de Donald Trump ne peut tout expliquer. Les États-Unis ont une longue histoire d’intolérance et de violence réactualisée par la résurgence d’une droite ancrée dans le ressentiment racial. Les expressions de plus en plus puissantes d’une « identité blanche en péril » sont, à mon avis, des éléments clés ici. C’est la revitalisation de cette longue histoire qui a donné les élections de 2016, et non l’inverse. Pour ce qui est de la communauté juive, la relation est complexe. Certains voient en Trump un allié, défenseur d’Israël, d’autres pensent que sa rhétorique est un sifflet à chien pour les racistes et les antisémites. La pensée complotiste, dont George Soros est la victime idéale, mène clairement à la violence.

Pensez-vous que la tuerie de Pittsburgh et cette résurgence de violence ont eu un impact sur les récentes élections de mi-mandat ?

Oui, je pense que c’est le cas, même s’il est difficile de dire précisément dans quels termes si tôt après les élections. La question importante pour moi est plutôt de se demander si Pittsburgh et ses conséquences contribueront à reformuler le discours public et s’ils permettront d’attirer l’attention sur cette droite radicale et sur les dangers qu’elle fait courir au pays.

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