« Un monde à portée de main », de Maylis de Kerangal : La fille de l’art

Un monde à portée de main est un superbe roman de formation où Maylis de Kerangal raconte l’histoire d’une jeune femme apprenant à peindre, à aimer et à entrer dans la vie.

Christophe Kantcheff  • 6 novembre 2018 abonné·es
« Un monde à portée de main », de Maylis de Kerangal : La fille de l’art
© photo : JOEL SAGET/AFP

La phrase de Maylis de Kerangal n’a pas dévié. Ou, plus justement, elle continue de jaillir en torrent, de charrier de multiples images, de souffler avec la puissance d’une forge, de se précipiter dans cette direction-ci pour se rabattre vers ce point-là, et par sa vitesse, son jet et sa souplesse d’emporter le lecteur dans son mouvement. La phrase de Maylis de Kerangal ne s’est pas lissée, amollie ou étrécie malgré le succès phénoménal de son roman précédent, Réparer les vivants, adapté au théâtre et au cinéma, dont l’effet aurait pu être délétère.

L’auteure revient, après quatre ans de quasi-silence (1), avec Un monde à portée de main, œuvre sereine et souveraine, dont l’argument, sans doute moins spectaculaire qu’une course contre la montre pour réaliser une greffe du cœur, a de nombreuses résonances plus ou moins secrètes.

Paula Karst, à l’orée de ses 30 ans, travaille sur des chantiers où elle peint des décors de cinéma, des fresques et des intérieurs de villa, imitant l’apparence de matières, de végétaux ou d’animaux. Elle rejoint deux de ses camarades de l’école où elle a appris son métier, Katia et Jonas, dont elle est restée très proche.

Après quelques pages d’exposition, le roman opère un flash-back six ou sept ans en arrière, quand Paula faisait ses premiers pas dans une école de peinture à Bruxelles. Elle était jusqu’alors une jeune fille sans passion particulière, habitant chez ses parents à Paris et ne sachant exactement à quoi elle se destinait. Quand soudain les tubes de couleurs et les odeurs de térébenthine sont devenus ses éléments quotidiens et nécessaires.

Un moment à portée de main est un roman de formation. D’abord au sens littéral. Une formation exigeante, spécialisée, physique. Sur plusieurs mois, Paula doit assimiler une quantité considérable de techniques, habituer son corps, qui doit s’endurcir, à peindre dans des positions inconfortables.

« Elle apprend à voir. Ses yeux brûlent. Explosés, sollicités comme jamais auparavant, soit ouverts dix-huit heures sur vingt-quatre – moyenne qui inclura par la suite les nuits blanches à travailler et les nuits de fête. » On retrouve chez Maylis de Kerangal des thèmes qui lui sont chers, l’endurance du corps, la passion du faire, la méticulosité du geste. Elle est avide du mot précis, gave son texte des expressions du métier, fait résonner la poésie des termes techniques.

C’est aussi d’une période charnière de l’existence que traite le roman. Quand Paula, Kate et Jonas, ayant obtenu leur diplôme, quittent l’appartement de Bruxelles où tous trois ont vécu, rêvé, travaillé, et en sortent à jamais solidaires. Ils entrent sur le marché du travail. « Ce temps de leur jeunesse […] avait eu lieu. » C’est aussi le temps de la naissance des amours. L’histoire qu’Un monde à portée de main raconte entre Paula et Jonas est belle par la lente façon dont le sentiment se déploie d’abord à leur insu avant de les submerger.

Maylis de Kerangal entraîne aussi son lecteur dans une réflexion au long cours sur l’activité de ces « travailleurs nomades » qui interviennent ici et là – tous les premiers chantiers de Paula ont lieu en Italie, jusqu’aux studios de Cinecitta – pour créer de l’illusion et des faux-semblants. Ils peignent sans être peintres, sont artisans plus qu’artistes ; certains d’entre eux se réclament du « peuple des faussaires ».

Cependant, pour exécuter à la perfection son travail, avoir le meilleur rendu possible, Paula doit se plonger dans l’histoire du sujet qu’elle reproduit, amassant une documentation propice à son inspiration, démarche dont on sait qu’elle est aussi celle de l’auteure. Ainsi quand Paula travaille sur l’écaille d’une tortue particulière pour son diplôme ou, bien plus tard, sur la grotte de Lascaux. C’est alors que le titre du roman prend toute sa mesure, la peinture ouvrant sur des mondes exotiques ou invisibles, et pourtant pas si lointains.

Enfin, Un monde à portée de main offre un beau portrait de jeune femme, inédit jusque-là dans l’œuvre de Maylis de Kerangal, à laquelle elle a donné un peu d’elle-même (ne serait-ce que les yeux vairons). C’est une nouvelle étape pour l’auteure qui nous disait, au moment de la sortie de Réparer les vivants : « Je suis dans une recherche. J’ai l’impression de devenir à chaque livre un écrivain. Ce n’est pas une essence dont je serais dépositaire. » Maylis de Kerangal avance et dévoile toujours mieux le monde qu’elle porte.

(1) Maylis de Kerangal a publié durant cette période deux petits textes : À ce stade de la nuit (Verticales), en 2015, et Un chemin de tables (Seuil), en 2016.

Un monde à portée de main, Maylis de Kerangal, Verticales, 288 pages, 20 euros.

Littérature
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