La Révolution française : une reprise ?

La référence à 1789 a beaucoup servi ! Mais, dans le cas des gilets jaunes, elle nous dit quelque chose de vrai.

Guillaume Mazeau  • 12 décembre 2018 abonné·es
La Révolution française : une reprise ?
© photo : Paris musee Carnavalet /Luisa Ricciarini/Leemage/AFP

Louis XVI », « cahiers de doléances », « privilèges »… Le mouvement des gilets jaunes réveille les allusions à la Révolution française. Comme d’habitude ? Au moindre soubresaut de la vie politique, sociale ou médiatique, le retour de la « Révolution » est aussitôt invoqué, avec l’évidence familière d’un « r » majuscule rappelant combien nous la voyons encore comme la Révolution-mère, au sein de laquelle nous continuons de téter lorsque l’histoire vacille. Cette obstination à vouloir reconnaître dans chaque nouvelle crise collective le retour de « 89 » révèle le syndrome collectif qui nous conduit, comme Norman Bates dans Psychose, à conserver une relation fusionnelle avec le cadavre de notre mère.

La biographie du mouvement social enfin en ligne

Agitation dans le milieu des historien·ne·s : Le Maitron, soit le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social, est en ligne ! L’idée d’un homme, Jean Maitron, ancien instituteur, auteur d’une thèse sur l’anarchisme et qui, dans les années 1950, entame une vaste quête des grands noms comme des vies minuscules du mouvement ouvrier. Derrière lui, toute une équipe de correspondant·e·s se lance à la recherche des traces biographiques du monde militant. Ce gigantesque travail collectif a permis la rédaction de milliers de notices (186 000 à ce jour), où certes dominent les hommes français, mais qui s’ouvrent de plus en plus aux militantes ainsi qu’aux étrangers. Outil incontournable pour toutes celles et ceux qui s’intéressent au mouvement ouvrier, il était de consultation difficile dans les bibliothèques, sinon payant. Depuis le 5 décembre, toutes les notices sont en accès libre sur le site maitron-en-ligne.univ-paris1.fr

Fabriqué sous la IIIe République, le roman national de la Révolution française nous y a attachés tout en tuant l’événement, nous empêchant de le comprendre pour ce qu’il fut : un moment paroxystique d’effraction, d’incertitude, de rupture, de conflit et de radicalité, dans lequel se sont forgés de nouveaux communs.

Cette révolution-là, nous la savons moribonde. Dès le XIXe siècle, la « patrie », la « nation », « La Marseillaise » ou le drapeau tricolore ont été détournés de leur portée inclusive et universaliste, favorisant les replis identitaires. Depuis les années 1970, révulsées par les régimes communistes, déroutées par la révolution islamique (1979), les sociétés libérales ont ensuite fait de l’utopie, de la révolte et de la révolution les antichambres de toute forme de totalitarisme, voire de terrorisme. Or, en même temps qu’elle disparaissait des pratiques collectives, mais aussi des références de tous les groupes politiques, y compris de gauche radicale – comme l’a montré Florence Johsua dans Anticapitalistes (La Découverte, 2015) –, la révolution envahissait le quotidien comme monument du patrimoine, comme produit d’appel ou élément de langage, si bien qu’en 2016 le candidat Macron faisait campagne avec un livre-programme en son nom Neutralisée, la Révolution était même méthodiquement retournée, banalisant dans l’espace public des idées jadis défendues par les anti-Lumières ou la contre-révolution. Dans le contexte de ce que Didier Eribon a appelé la « révolution conservatrice » (Léo Scheer, 2007), les droits sont progressivement devenus des « privilèges », l’égalité a été réduite à l’« égalitarisme », les droits de l’homme ont été dégradés sous l’expression du « droit-de-l’hommisme » et l’assistance publique s’est muée en « assistanat ». Insensiblement, sous les craquelures du vernis républicain, des pans entiers de la civilisation démocratique et sociale se sont décomposés. Celles et ceux qui y tenaient ont été poussés à « défendre » la Révolution comme l’on conserve un legs, un héritage ou un acquis, devenant les notaires ou les médecins légistes de leur propre événement. Pour toutes ces raisons, l’insistance à vouloir partout proclamer la survie de « 89 » est fausse : nous n’avons peut-être jamais été aussi étrangers qu’aujourd’hui à l’idée même de révolution. Elle est aussi contre-productive : voir la Révolution partout, c’est s’enfermer dans le piège du fétichisme et, au fond, faire mentir l’événement.

Or, la mort de la Révolution, du moins de son roman, est peut-être une bonne nouvelle. Il n’y a, au fond, jamais eu de moment aussi propice pour la repenser et en permettre la reprise. Le moment est venu de remettre son histoire dans les mains de nos contemporains, non comme un doudou infantilisant mais comme un outil d’émancipation, en un mot comme un de nos possibles. Comme le montre le travail de Ludivine Bantigny pour Mai 68 (1968. De grands soirs en petits matins, Seuil, 2013), la recharge est en cours. Pour réactiver cette histoire, il faut accepter de considérer « 89 » non comme une origine, mais comme un des événements de l’histoire des révolutions, non comme un totem à protéger, mais comme une crise travaillée par les contradictions, non comme un héritage, mais comme un événement ayant fait espérer, ayant déçu et divisé. Cela permettra sans doute de mieux en repérer les survivances. Car, si tout ne ramène pas à la Révolution, les renvois des gilets jaunes à « 89 » disent quelque chose de vrai : une des singularités de la Révolution est d’avoir lancé l’idée, au travers des temps, que les peuples sont capables d’agir et de rouvrir le futur.

Guillaume Mazeau maître de conférences à l’université Paris-I

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