Lettre à un rond-point

Chaque semaine, Sarah Roubato écrit une lettre à un destinataire qui ne peut pas répondre et questionne un sujet d’actualité.

Sarah Roubato  • 14 décembre 2018
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Lettre à un rond-point
© Photo : Laurent ferriere / Hans Lucas / AFP

Cher Rond Point,

Tu es un bien curieux spécimen dans le paysage routier. Heureusement que je te connais depuis longtemps, sinon j’aurais eu du mal à te comprendre, moi qui ai passé mon permis dans un pays où tu n’existes pas. Et oui, je vais peut-être t’étonner mais tu n’es pas universel. Il y a des pays où il n’existe que des routes qui se croisent par deux, en angle droit, où ce sont des feux qui décident quand tu roules et quand tu attends. Où il n’y a rien d’autre à espérer. Toi, tu prends les choses dans l’autre sens : priorité à gauche, on découvre les directions au fur et à mesure. Parfois il faut refaire le tour. On n’est jamais sûr s’il faut rouler au centre ou sur le côté. En Suisse, tu sais, on te dit en avance quel couloir tu dois prendre. Toi, tu laisses les gens décider. Il faut regarder autour de soi, être attentif, évaluer si on te laisse passer ou pas, décider si tu le laisses passer. Fais-tu donc tellement confiance aux gens pour s’organiser par eux-mêmes ?

La lettre de Sarah Roubato Chaque semaine, une lettre écrite à un destinataire qui ne peut pas répondre questionne un sujet d'actualité. Pour faire résonner l'actualité autrement, pour prendre la diagonale, et trouver peut-être, une autre manière de voir notre société. Sur le modèle de Lettres à ma génération, ed Michel Lafon. Sarah Roubato Pisteuse de paroles, écouteuse à temps plein, anthropologue, auteur compositeur interprète, écrivain, Sarah Roubato questionne les grands enjeux contemporains – notre rapport au vivant, aux nouvelles technologies, à la diversité – par la lorgnette du quotidien. Elle parcourt la France à la recherche des semeurs du changement qui trouvent d'autres manières de faire, et en tire des portraits sonores (série L'extraordinaire au quotidien) et propose des veillées citoyennes dans tout le pays, organisées par ses lecteurs. Sarah Roubato a écrit : « Lettres à ma génération », éd. Michel Lafon « Trouve le verbe de ta vie », éd. La Nage de l'Ourse « 30 ans dans une heure », éd. Publie.net www.sarahroubato.com
Je me demande même si ta mentalité n’est pas en train de gagner le pays. Figure-toi que cela fait plusieurs semaines que dans une petite ville d’un des coins oubliés de ce vieux pays, les feux d’un carrefour ne marchent plus. Les voitures arrivent de quatre directions différentes. Certaines vont en face, d’autres à gauche, d’autres à droite. Et bien sûr nous ne sommes pas en Amérique, ce ne sont pas de beaux angles droits. Et bien, sais-tu ce qui arrive ? Le désordre, l’anarchie, le chacun-pour-soi ? Et bien non… chacun est plus attentif. Puisqu’il n’y a plus de lumière orange, verte, ou rouge pour dire qui a des droits et qui ne les a pas, les conducteurs négocient entre eux les droits de passage. Par une sorte de règle tacite où le bien commun avantage chacun. On vérifie deux fois plutôt qu’une, s’avance prudemment, on cherche le contact avec les autres conducteurs. Personne n’attend plus d’indicateur de là-haut. Au moment où il passe dans le carrefour, chaque conducteur est responsable de lui-même et de tous les autres. Ne me dis pas que tu n’y es pour rien, ne me dis pas que c’est de l’autorégulation. J’ai bien reconnu ton fonctionnement.

Depuis quelques semaines, tu es devenu le QG d’une colère, le puits où des solitudes viennent étancher leur soif, le métier à tisser autour duquel passent des fils de différentes couleurs, de différentes tailles, de différents accents, qui finissent par tisser un grand cri. Près des carrés de pelouse traitées au poison ou d’une statue représentant une spécialité régionale, ou près de rien, un carré de béton nu au carrefour des enseignes de toutes les multinationales, tu accueilles les braseros, des tréteaux, la toile cirée, les thermos. Toi qui étais le cercle qui laisser couler, tu es devenu barrage qui bloque, qui ralentit, qui immobilise. Un joyeux foutoir. Dans ton arène ça gueule, ça chante, ça applaudit, ça soupire. Ça vit. Ça se parle et ça se voit. Enfin.

Mais j’ai peur, bel ami. J’ai peur que tu ne demandes qu’à devenir un carrefour. Un vulgaire croisement géré par des feux que tu ne contrôles pas. Qui te donneront plus ici et moins là, et qui toujours te feront parler le même langage. Le langage des feux.

Mais si tu le voulais, tu pourrais être le bivouac d’une conquête plus grande que celle d’une augmentation de pouvoir d’achat. Tu serais la girouette qui ferait tourner le vent dans l’autre sens, et qui pointerait une autre direction. Là où la dignité humaine ne se mesurerait plus au pouvoir d’achat, où l’enjeu d’une vie ne serait pas de travailler pour gagner pour payer. Tu retrouverais un peu de ce que fut la place du village, ou l’agora de la cité grecque. Là où la politique se faisait par les citoyens. Sais-tu que toujours au centre de ces places, il y avait un vieil arbre. Qui donnait de l’ombre, des fruits, une terre fertile, qui attirait les oiseaux et avec eux les insectes et avec eux les récoltes. Pour rappeler à ceux qui parlent qu’ils ne parleront plus le jour où il ne sera plus.

Oui, c’est ainsi que je te vois, c’est ainsi que je t’espère. Fais-nous donc tourner la tête de l’autre côté, pour que ton QG de colère soit la ruche de l’espérance de demain.

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