SOS Méditerranée : « L’Italie a une politique délibérée anti-sauvetages »

Objet d’une campagne de dénigrement, l’Aquarius ne sera plus affrété par SOS Méditerranée. Explications de Sophie Beau, directrice générale de l’ONG, en quête d’un autre bateau.

Ingrid Merckx  • 19 décembre 2018 abonné·es
SOS Méditerranée : « L’Italie a une politique délibérée anti-sauvetages »
© photo : Patrick Bar / SOS MÉDITERRANÉE

Tous les bateaux de sauvetage en mer ont été criminalisés. Dont l’Aquarius, ont dénoncé Frédéric Penard et Sophie Beau, de SOS Méditerranée, en expliquant, le 7 décembre à Paris, pourquoi cette ONG citoyenne renonçait à affréter le cargo à coque orange, trois ans après son lancement. Depuis sa première mission, le 26 février 2016, l’Aquarius a sauvé 29 523 personnes, d’abord avec Médecins du monde, puis avec Médecins sans frontières. Aujourd’hui, il est bloqué à Marseille par une procédure judiciaire visant ses déchets.

« L’acharnement contre l’Aquarius ne semble pas devoir s’arrêter. Les gens meurent en mer et, pendant ce temps, l’Aquarius est à quai », a résumé Frédéric Penard. « Double symbole, l’Aquarius représente la faillite des États européens en matière de droits de l’homme et d’assistance à personne en danger, mais aussi l’espoir d’une action de sauvetage d’envergure financée par des citoyens », a ajouté Sophie Beau.

La fin de l’Aquarius ne signifie pas pour autant la fin de SOS Méditerranée, qui cherche un autre bateau : « Nous allons reprendre la mer. Nous devons reprendre la mer », a lancé la directrice générale de l’ONG. Sophie Beau explique pour la première fois comment la campagne contre les navires de sauvetage a été lancée par l’Italie.

À quel moment avez-vous pris conscience de la campagne menée contre les bateaux de sauvetage ?

Sophie Beau : Dès début 2017, nous avons pris conscience d’attaques parties de la fachosphère italienne pour s’étendre aux médias installés, puis à certains membres de la classe politique, d’abord en Italie et jusqu’en France. Mais ça n’est qu’au moment de la révocation du pavillon de l’Aquarius par le Panama, la deuxième en un mois après celle de Gibraltar, que nous avons réellement pris la mesure du harcèlement politique dont il était l’objet : les autorités maritimes panaméennes ont annoncé avoir été forcées de le révoquer « sous pression italienne ». Tout a pris sens : l’Italie a développé une politique délibérée et structurée pour stopper les sauvetages en mer. Dès le début 2017, on a pu observer un changement de rhétorique vis-à-vis des navires affrétés par des ONG. Le coup est parti du directeur de Frontex (Agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes), Fabrice Leggeri, qui déclarait en décembre 2016, dans un entretien au Financial Times : « Il faut éviter de soutenir l’action des réseaux criminels et des passeurs en Libye en prenant en charge les migrants de plus en plus près des côtes libyennes. » Il sous-entendait qu’il y aurait collusion entre ONG et passeurs. Il est revenu sur ses déclarations ensuite, mais le mal était fait. Les ONG étaient accusées spécifiquement, alors même qu’en 2016 elles ne représentaient que 20 % des sauvetages en mer.

Comment a réagi SOS Méditerranée ?

« L’agence européenne nous demande-t-elle d’arrêter de secourir ceux qui se noient, ou de décroître en efficacité ? » avons-nous demandé dans un communiqué, le 3 mars 2017. En quelques semaines, le feu avait tellement pris que le gouvernement italien a lancé deux enquêtes parlementaires. Tous les acteurs du sauvetage en mer ont été auditionnés, dont SOS Méditerranée.

J’ai dû répondre à des questions du type : « Pourquoi les navires de sauvetage font-ils des appels de phares la nuit ? » « Pourquoi éteignez-vous vos outils de signalement par satellite ? » – des allégations fausses, car nous respectons strictement les règles de navigation et de sécurité. Les ONG étaient utilisées pour servir un discours sur le thème de l’appel d’air et de l’invasion.

D’où le comité qui vous a auditionnée tenait-il de telles allégations ?

De fausses informations ont circulé sur Internet et dans des médias d’extrême droite. Plus grave : nous avons découvert des « fake news » dans des médias respectés. Le 27 avril 2017 paraît dans Le Corriere della Sera un article disant que l’Aquarius a secouru 45 personnes le 24 février à 9 milles marins des côtes libyennes et 59 personnes le 5 mars à 3 milles des côtes. Or, en 2017, si des navires de sauvetage s’arrêtaient à 12 milles des côtes libyennes (limite des eaux territoriales), l’Aquarius, par surcroît de prudence, se limitait aux eaux internationales, au-delà de 15-20 milles. Il est arrivé qu’on se rapproche de cette limite pour un sauvetage sur instruction du Centre des secours maritimes de Rome, mais jamais au-delà et pas pour y patrouiller. Depuis août 2017, l’Aquarius se positionne au-delà de 25 milles nautiques des côtes pour ne pas mettre ses équipes en danger. Ces « informations » étaient donc fausses et en même temps fascinantes de précision. On nous a appris que le journaliste du Corriere della Sera les tenait du ministère de l’Intérieur !

Le gouvernement italien renvoie donc la responsabilité des naufragés aux garde-côtes libyens ?

Oui, et c’est une décision politique européenne. La Libye est un État sans structure où la traite humaine est devenue un business d’ampleur. Ceci a fait l’objet d’investigations (1) et de dénonciations (2). En Libye, les migrants sont conduits dans des camps où ils sont exploités, torturés, rançonnés. Reste que, le 3 février 2017, dans la déclaration de Malte, le Conseil européen a décidé que, « pour stabiliser la Libye », il fallait « déployer les efforts » pour « former, équiper et soutenir » ces garde-côtes. Moyennant 200 millions d’euros. C’était 16 mois avant la nomination de Matteo Salvini, leader d’extrême droite, au ministère de l’Intérieur en Italie.

L’Aquarius est désormais sous le coup d’un dossier relatif à la gestion de ses déchets. D’où vient cette affaire ?

Un procureur de Catane a lancé contre l’Aquarius l’opération « Borderless », avec écoutes téléphoniques, qui a abouti au bout d’un an et demi à une accusation concernant le tri des déchets à bord : l’Aquarius n’aurait pas pris toutes les précautions avec les restes alimentaires et les affaires des rescapés considérées comme « infectieuses », voire « toxiques », car véhiculant des maladies comme la tuberculose et le VIH. C’est évidemment méconnaître les modes de contamination, mais aussi la manière dont l’Aquarius isole les affaires des rescapés. Nous débarquons nos déchets dans les ports, où ils sont pris en charge par l’agent portuaire local et incinérés. Mais l’accusation relève une intention « mafieuse » en supposant des économies sur le traitement des déchets qui iraient jusqu’à 410 000 euros, justifiant, selon le procureur, des saisies sur les comptes de MSF et une demande de mise sous séquestre de l’Aquarius ! La procédure peut prendre des mois. D’où notre décision de stopper l’affrètement du bateau.

L’Aquarius, bateau symbole, n’est pas le seul menacé ?

Tous les navires de sauvetage d’ONG ont été attaqués en justice ou saisis : le Iuventa, le Sea Watch, le Lifeline, le Sea-Eye, l’Open Arms… Nous sommes pour la plupart des petites ONG sans plate-forme commune ni grande capacité de riposte. À l’heure actuelle, il n’y a plus aucun navire dans la zone de sauvetage, sauf quelques rares navires marchands qui, lorsqu’ils répondent à des appels de détresse, sont censés remettre les naufragés aux garde-côtes libyens.

Vous avez également fait l’objet d’attaques de groupes identitaires ?

Nous avons découvert leur existence lors d’une opération de Defend Europe, qui a visé l’Aquarius en tentant une opération de blocage à bord d’un zodiac lançant des fumigènes dans le port de Catane. En juillet 2017, Defend Europe a affrété un navire récupéré auprès d’un propriétaire louche ayant accumulé les fiascos : blocage par les autorités égyptiennes et chypriotes, refus d’accoster et de se ravitailler en Grèce puis en Tunisie, successions d’avaries… À un moment, ce bateau a décidé de suivre l’Aquarius comme un petit canard, mais il n’y a pas eu de sauvetage. Le comble, c’est que, lorsque le bateau des militants d’extrême droite a subi des avaries, un navire humanitaire a reçu l’instruction du centre des secours de Rome de les secourir ! Mais les identitaires ont refusé.

Vous avez également été l’objet d’attaques plus agressives ?

En mai 2017, nous avons procédé à un sauvetage d’une dizaine d’embarcations en détresse. Nous avons sécurisé une embarcation avec des gilets de sauvetage. Au moment où nous venions chercher ses occupants, de soi-disant garde-côtes ont commencé à tirer. Une grande partie des naufragés ont sauté à l’eau. Nous avons récupéré 70 personnes à la mer, aucune n’a été portée disparue. Nous sommes très prudents. Ces gens sont armés, pas nous. Nous avons plusieurs fois dû adopter une position de retrait. La stratégie des garde-côtes consiste à repousser les naufragés vers la Libye, où il y aurait aujourd’hui entre 600 000 et 700 000 personnes piégées. Très peu peuvent prendre la mer. Celles qui y parviennent préfèrent mourir en mer plutôt que de retourner dans cet enfer.

(1) « Entre la Libye et l’Italie, petits arrangements contre les migrants », Le Monde, 14 septembre 2017.

(2) « Libye, un obscur réseau de complicités », Amnesty International.

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