« Doggerland » : comme un ouragan

Doggerland, d’Élisabeth Filhol, qui a pour centre géographique la mer du Nord, est un roman à plusieurs dimensions : historique, politique, climatique et intime. Un grand livre.

Christophe Kantcheff  • 19 février 2019 abonné·es
« Doggerland » : comme un ouragan
© crédit photo : studio fabien tijou/p.o.l

D oggerland s’ouvre sur la naissance d’un ouragan hors norme, un gigantesque tremblement de vent – comme on le dit pour la terre –, du nom de Xaver. « Xaver est une sorte de prodige avant d’être la catastrophe annoncée, une merveille météorologique… »

L’entrée en matière de ce troisième livre d’Élisabeth Filhol est à la hauteur du phénomène. Des pages enlevées, nerveuses, ayant elles-mêmes du souffle, qui posent un univers romanesque de grand calibre. Elles n’annoncent pas seulement une tempête extrême, qui trouve son origine dans la mer d’Islande et se propage selon une droite qui va de l’Écosse jusqu’au Danemark. Elles ont aussi une portée symbolique : la nature ne sera pas la seule à connaître des soubresauts, les êtres humains aussi, en particulier les deux protagonistes du roman, Margaret et Marc.

Ces deux-là ont pour territoire commun la mer du Nord, mais ils n’y exercent pas la même activité. Margaret est enseignante-chercheuse en géographie et géosciences à l’université de St Andrews, en Écosse. Ses travaux portent sur une large portion de terre engloutie par les eaux, qui était à l’air libre il y a huit mille ans et où des populations vivaient en harmonie. Elle et ses collègues l’ont appelée le Doggerland, qui pourrait être une île mythique, comme l’Atlantide. Son existence immergée a une explication plus prosaïque : la montée du niveau de la mer à la suite de la fonte des glaciers.

Marc, d’origine française, s’est, lui, investi corps et âme dans l’industrie pétrolière. Pour le prospecteur qu’il est, la mer du Nord est une « poule aux œufs d’or », avec pour summum dans une carrière : « être celui qui a permis la mise en exploitation d’un nouveau champ d’hydrocarbures ». Margaret et Marc ont pourtant fréquenté les bancs de la même université, où ils étaient tombés amoureux l’un de l’autre. Puis Margaret a fondé une famille, Marc a exercé son métier de par le monde. Plus de deux décennies plus tard, alors qu’ils ne se sont jamais revus, ils participent au même colloque, à Esbjerg, au Danemark, où l’ouragan Xaver a aussi rendez-vous.

Comme ses deux précédents romans (1), La Centrale (2010) et Bois II (2014), Doggerland croise plusieurs dimensions : physique, temporelle, politique, intime. Et il n’est pas sans écho avec le réchauffement climatique actuel.

La Centrale décrivait le quotidien des travailleurs intérimaires, les plus exposés aux radiations, cumulant les missions d’une centrale atomique à l’autre. Bois II racontait la séquestration d’un patron par les ouvriers d’une usine vouée à la liquidation et donnait à voir l’ancrage historique de celle-ci là où elle était installée. Ce roman-ci met en scène deux façons opposées d’inscrire sa présence au monde. Dans la verticalité du temps pour Margaret. Dans l’horizontalité des opportunités aléatoires qu’offre l’économie capitaliste pour Marc.

La littérature d’Élisabeth Filhol est avant tout matérialiste. Sa phrase résonne avec le travail de géologue de Margaret : elle donne de l’épaisseur au passé, comme le font la mise au jour de strates minérales ou les relevés topographiques des fonds marins. « À l’abri des cordons dunaires, les lagunes regorgeaient de poisson et de nichées d’oiseaux. Ce qui avait été un écheveau anarchique de fleuves et de rivières en sortie d’âge glaciaire dans un paysage caillouteux irriguait la plaine alluviale, organisé en un réseau hydrographique complexe mais stabilisé, qui autorisait les hommes à camper sur ses rives, selon un calendrier précis et une répartition non moins complexe du territoire entre les groupes. »

À l’université, Margaret est dans la transmission de ­l’histoire du Doggerland, vibrante et archaïque. L’existence de Marc est beaucoup plus erratique. Comme les intérimaires de La Centrale, il est un nomade, dépendant des variations du marché, volontairement coupé de son passé. Sa vie professionnelle est fondée sur « un coup de poker » : il peut tout perdre du jour au lendemain. De plus, à l’image des oscillations de la courbe du prix du pétrole, Marc est bipolaire, connaissant des périodes de retrait, de sentiment de vacuité de lui-même.

Mais Élisabeth Filhol entre dans toutes les complexités de la vie. La recherche désintéressée relevant du secteur public que mène Margaret doit faire alliance avec le privé pour trouver des financements. Ce que son fils, plus radical, peine à admettre. Dans l’autre sens, préoccupé par l’instabilité croissante du sous-sol de la mer du Nord (« à force d’être sollicité, percé, vidé, [il] se rebiffe… »), Marc envisage de préconiser auprès des autorités la mise en place d’une surveillance de tout le bassin, ce qui requiert une coopération européenne, d’intérêt général, projet ­ambitieux…

En outre, dans ce contexte de turbulences et de perturbations, le roman est traversé par des images et des notations récurrentes où il est question d’équilibre ou de recherche de repères. C’est le bureau « impeccablement rangé » d’un ami universitaire de Marc, qui enseigne dans un bâtiment dont l’architecture donne « une impression de cohérence et d’unité » procurant une « paix intérieure ». C’est la ville de St Andrews, où Margaret a trouvé « ce qui lui convenait, un cadre, une structure ». Ou l’appétence de celle-ci pour les cartes routières ou les plans de villes, qui répondent à « son besoin d’un cadre pour organiser les informations ».

Élisabeth Filhol mêle ainsi subtilement matérialisme et psychologie, description sensorielle et introspection. Son écriture reflète également ce dualisme entre équilibre et glissement à travers une syntaxe à la fois fluide et complexe, comme celle de la phrase qui débute page 169 (« À la façon rigoureuse et expéditive des villes champignons bâties à proximité d’une mine ou d’un champ pétrolifère… »), pour se déployer comme une vague immense sur le fil virtuose du mode conditionnel.

Au début du roman, Margaret et son mari devant se rendre en avion à Esbjerg au moment même où Xaver traverse la mer du Nord, une inquiétude s’instaure chez le lecteur : parviendront-ils à leur destination ? Mais, habilement, Élisabeth Filhol déplace le suspense vers les circonstances de la rencontre entre Margaret et Marc, et les conséquences de celle-ci. C’est pour eux deux une plongée dans leur archéologie intime et un réveil de leurs mouvements intérieurs. Doggerland est un roman magistral. 

(1) Également chez POL.

Doggerland, Élisabeth Filhol, POL, 352 pages, 19,50 euros.

Littérature
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