ESS : une bataille politique

Défendre l’ESS est aussi urgent que de se mobiliser pour la Sécu et les services publics. Car ce que nous vivons n’est pas une « crise », mais l’affirmation d’un nouvel ordre économique inégalitaire.

Jean-Pascal Labille  • 14 février 2019 abonné·es
ESS : une bataille politique
© crédit photo : SAMEER AL-DOUMY/AFP

L’ESS, comme l’ensemble des initiatives démocratiques, sociales et solidaires, est menacée par la vague libérale. Les gouvernements, en France comme en Belgique, ont beau revendiquer des systèmes sociaux arrachés par le mouvement ouvrier et institués au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ils les démantèlent pièce par pièce. Il est urgent de considérer la dimension politique qu’il y a à défendre l’ESS comme la Sécu et les services publics.

Pour justifier leurs politiques, les libéraux manipulent à l’envi le mot « crise ». Osons l’affirmer, comme le fait dans son intitulé une fondation dont j’ai l’honneur d’être le président : « Ceci n’est pas une crise ! » C’est l’affirmation d’un nouvel ordre économique inégalitaire, donnant le primat au financier, au court-termisme et à la surexploitation des ressources naturelles, au risque d’une catastrophe écologique. Qui plus est, ce nouvel ordre, contrairement à l’ancien, n’accorde pas une place prédominante aux formes traditionnelles de la démocratie. On le voit dans l’Est européen avec l’hyper-libéralisme « illibéral » d’un Viktor Orban, on le voit sous d’autres formes en Italie, en Autriche ou en Pologne.

Qu’ils le veuillent ou non, les militants et les dirigeants de l’économie sociale et solidaire, s’ils entendent être fidèles aux fondements démocratiques et sociaux de l’ESS et à la cause environnementale qu’ils ont ralliée, doivent s’engager dans une lutte politique radicale en convergence avec l’ensemble des victimes du système et de ceux qui ont conscience de la catastrophe qui s’annonce.

Alors que la richesse continue de croître, les partisans du libéralisme scandent qu’il n’y a pas d’alternative aux politiques d’austérité. Selon eux, l’argent de la collectivité alloué aux services publics (pourtant profitables à l’ensemble des citoyens) devrait être investi dans des marchés « rentables ». Rentables pour qui ? Une classe sociale de plus en plus étroite qui s’enrichit sur le dos des travailleurs et, au-delà, des classes dites moyennes. Si je mets l’accent ici sur la situation de ces derniers, c’est que, à l’exception des œuvres philanthropiques et religieuses, nos structures de l’ESS en procèdent. Ce sont nos adhérents, nos militants, nos publics.

Réduire les acquis sociaux, flexibiliser le marché du travail pour augmenter encore la concurrence entre les travailleurs, inciter à tout prix les pauvres, les malades, les chômeurs et les pensionnés au retour à l’emploi alors que celui-ci fait défaut… Ces mesures ont pour conséquence de diminuer drastiquement le pourcentage de richesse alloué au travail et d’accroître celui du capital et de la finance. Nos responsables politiques prétendent vouloir créer du « job, job, job » par la réduction de ce qu’ils nomment « les charges sociales ». En réalité, ils ne font que créer davantage de segmentations sociales et d’antagonismes entre tous, pour réduire notre capacité d’action politique et nous pousser au silence.

Nos mutuelles, nos associations, si elles ne réagissent pas, sont progressivement condamnées à accompagner ces politiques de démantèlement du social. La question des salaires, d’une juste répartition de la plus-value née du travail, est essentielle ; mais celle d’un État de justice fiscale aussi, ainsi que l’accès aux droits collectifs sociaux reconnus à la Libération – droits aux soins, au logement, à l’éducation et à la culture. Ces droits économiques sociaux et culturels (DESC), quoique reconnus par l’ONU, sont de plus en plus ignorés par ceux qui entendent exercer un leadership.

Les idées de mesures visant le bien-être pour tous ne manquent pas. Plutôt que la flexibilité du travail, nous prônons la réduction collective du temps de travail négociée. Plutôt que d’augmenter l’âge de départ à la retraite, nous jugeons bon de rappeler que c’est justement parce que les travailleurs ont acquis du temps libre que l’espérance de vie a augmenté, et non l’inverse. Plutôt que d’assécher financièrement des services publics tels que la justice, l’éducation ou la culture, nous considérons que l’investissement public dans ces domaines apporte des bénéfices aussi bien sociaux qu’économiques. Plutôt que d’instaurer le tax shift ou la flat tax, nous encourageons nos responsables politiques à en finir avec la fraude fiscale et à assurer une meilleure contribution du capital aux budgets publics. Plutôt que des mesures fiscales disparates, nous appellons à une politique d’équité fiscale, avec la globalisation des revenus. Plutôt que des mesures arbitraires favorisant systématiquement le patronat, nous demandons le rétablissement de la concertation sociale avec les syndicats, les mutualités et d’autres structures de la société civile organisée. Le mutualiste que je suis pourrait ajouter : plutôt que des mesures à court terme, essentiellement budgétaires, lançons des mesures à long terme, notamment en matière d’assurance maladie. Les politiques de santé et de soins doivent s’inscrire dans une vision globale qui fixe des priorités et des objectifs stratégiques.

C’est avec de telles propositions, qui favoriseraient nos mandants plutôt que les grandes puissances du capitalisme financier, que nous pouvons espérer pérenniser nos entreprises et institutions de l’ESS dans une société plus égalitaire, mieux pourvue en services publics. Bien évidemment, nos exigences quant à la démocratie, à l’égalité et à la solidarité doivent être, au sein de nos entreprises et institutions, à l’aune de celles que nous souhaitons pour la société tout entière. Nous ne pouvons espérer d’adhésion que par une attention de tous les instants à notre différenciation d’avec les modèles libéraux, soit, pour nous mutualistes, les modèles assuranciels. Nous devons nous assurer de la qualité des rapports sociaux au sein de nos structures et des conditions de vie et de travail de ceux qui assurent notre activité.

L’ESS ne se développera qu’en convergence avec les mouvements transformateurs de notre société. Un dialogue doit être rétabli avec les forces du mouvement social, et en premier lieu les syndicats : nous avons historiquement les mêmes origines. Nous devons travailler avec ceux qui militent pour une Sécurité sociale démocratique, des services publics de qualité, une écologie sociale, un juste accueil des migrants, etc. Nous devons interpeller les forces politiques, du moins celles dont le programme ne postule pas notre disparition, pour engager une réflexion commune sur la société de demain, dont nous pouvons être une composante essentielle. Démocratie, radicalité et convergences : le programme est ambitieux, et nous ne pouvons aspirer au repos.

Jean-Pascal Labille est secrétaire général des Mutualités socialistes belges (Solidaris), président de la fondation Ceci n’est pas une crise.

Économie
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