Fichés, internés, déportés

Le Mémorial de la Shoah revient sur l’enfermement des nomades en France entre 1940 et 1946, à travers photos, dessins et documents officiels.

Jean-Claude Renard  • 12 février 2019 abonné·es
Fichés, internés, déportés
© photo : Au camp de Jargeau, Loiret, lors de la visite du délégué du Comité international de la Croix rouge, le 1er juillet 1941. crédit : dr

L es brigades mobiles photo­graphieront et identifieront, chaque fois qu’elles en auront légalement la possibilité, les vagabonds, nomades et romanichels circulant isolément ou voyageant en troupes et enverront au contrôle général, établies selon la méthode anthropométrique, photographies et notices d’identification [ainsi que] les renseignements concernant les malfaiteurs de profession qui ont l’habitude de se déplacer. » Ces lignes sont signées Georges ­Clemenceau, président du Conseil, dans une circulaire d’avril 1908. La charge est sonnée. À l’égard des nomades, ce n’est pas nouveau.

Depuis les années 1880, les discours xénophobes sur l’insécurité des espaces ruraux assimilent les familles itinérantes à des vagabonds asociaux et apatrides, porteurs de maladies, espionnant et pillant les campagnes, rétifs au travail. Les photographes de presse s’en font le relais, renouvelant à l’envi les motifs de l’errance. Petits métiers, familles en roulottes, tentes, campements de fortune, enfants en guenilles regroupés autour de la mère… En 1884, une première loi autorise les élus à s’opposer au stationnement des itinérants sur le territoire de leur commune. Un an plus tard s’établit un dénombrement de tous les « nomades, bohémiens, vagabonds » de l’Hexagone.

L’étau va se resserrer avec les nouveaux procédés d’identification développés par Alphonse Bertillon et sa photographie anthropométrique, que salue Clemenceau. De mars 1908 à juillet 1909, 7 790 nomades sont ainsi mesurés, photographiés et fichés. En juillet 1912, une loi instaure un carnet anthropométrique obligatoire pour tous les nomades, transmis de génération en génération. Au fil de lois liberticides, le pire est à venir, la Seconde Guerre mondiale renforçant cette mécanique de l’oppression. Avant même l’armistice, les familles nomades sont immobilisées dans certaines communes, ou enfermées dans les camps destinés aux ­républicains espagnols en exil, dans le sud-ouest de la France. Entre octobre 1940 et mai 1946, plus de 6 500 personnes ont ainsi été internées en France, dont un grand nombre d’enfants, dans une trentaine de camps.

Tel est l’éclairage donné par cette exposition au Mémorial de la Shoah, à Paris, après une ample introduction. Une exposition largement documentée, entre circulaires, arrêtés, lettres, dessins, coupures de presse et photographies, autour d’un épisode peu connu du grand public, et complémentaire de celle présentée en 2018 au Musée national de l’histoire de l’immigration, « Mondes tsiganes, la fabrique des images ».

Si la décision de l’internement est une initiative allemande, les arrestations des familles nomades ont bien été menées par les forces de police et de gendarmerie françaises (qui savent y faire). D’abord rassemblés dans une carrière, un château abandonné, une usine désaffectée, les nomades seront transférés dans des camps plus grands, entassés dans des baraquements entourés de barbelés. D’Arc-et-Senans (Doubs) à Saint-Maurice-aux-Riches-Hommes (Yonne) et ­Moisdon-la-Rivière (Loire-Atlantique), jusqu’en zone libre, à Argelès, Gurs ou ­Lannemezan, dans les ­Pyrénées, parfois mêlés aux républicains espagnols et aux juifs. Ils seront près de 1 400 à Rivesaltes ­(Pyrénées-Orientales), 1 700 à ­Jargeau (Loiret), 1 800 à Montreuil-­Bellay (Maine-et-Loire)…

À chaque camp ses conditions précaires : le surpeuplement, la faim, le froid, les maladies, des enfants vêtus de loques, ni eau courante ni intimité, des travaux forcés pour les hommes au service des Eaux et Forêts ou des entreprises œuvrant pour les Allemands, des dépouilles enterrées sans sépulture aux alentours… Certains seront déportés à Oranienburg-Sachsenhausen, à Buchenwald ou à Auschwitz. Leur nombre est encore indéterminé par les historiens. C’est dire l’intérêt pédagogique de cette exposition. Sachant qu’il aura fallu attendre octobre 2016 pour qu’un président de la République (François Hollande) admette officiellement « la responsabilité de la France » dans ce drame et « la souffrance des nomades ».

L’Internement des nomades, une histoire française (1940-1946), Mémorial de la Shoah, Paris IVe, jusqu’au 17 mars. Entrée libre.

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