Les ambiguïtés de l’Union européenne
Malgré un intérêt de la Commission, il n’existe pas de véritable cadre général pour l’ESS.
L’ESS est un acteur économique important dans l’Union européenne, mais il n’a toujours pas la reconnaissance qu’il mérite. Qu’on en juge : 8 % du PIB de l’UE, 2,8 millions d’entreprises et 13,6 millions d’emplois. Comparaison n’est pas raison, mais cela permet quand même de se faire une idée : l’agriculture représente 3 % du PIB et 15 millions d’emplois ; les transports, 4 % du PIB et 11 millions d’emplois.
Au cours des dernières années, la reconnaissance du secteur par les institutions européennes s’est tout de même améliorée, mais non sans ambiguïtés. L’ESS est au cœur des traités européens puisque celui de Lisbonne parle d’« économie sociale de marché […] hautement compétitive qui devrait permettre d’équilibrer compétitivité et progrès social, de préserver l’environnement, de combattre l’exclusion sociale et les discriminations ». Si c’était vrai, il y aurait de quoi se réjouir, mais force est de constater que c’est la vision d’inspiration ordolibérale allemande de l’économie sociale de marché qui l’a emporté, au détriment d’une sorte de compromis entre ESS et économie de marché voulue par certains.
À partir de 2008-2009, l’ESS a cependant bénéficié d’une certaine curiosité, sinon de sympathie, du fait de sa « résilience » à la crise. Ses entreprises sont restées créatrices nettes d’emplois en dépit des problèmes de financement public les touchant. Cette constatation a notamment conduit un certain nombre de députés du groupe libéral européen (Alde) à rejoindre l’intergroupe « économie sociale » du Parlement européen, ce qui n’avait jamais été le cas jusqu’alors. Cette résilience est naturelle, du moins pour les entreprises de l’ESS respectant leurs valeurs et leurs statuts, puisqu’elles ne sont pas soumises à la logique capitalistique, de court terme, des marchés. Elles privilégient les projets de long terme en y réinvestissant prioritairement leurs bénéfices. Sans doute de ce fait même, elles sont porteuses d’innovations sociales et économiques et d’un modèle alternatif d’entreprise. Encore faut-il qu’elles bénéficient d’un cadre approprié pour se développer et qu’on ne les force pas, en ignorant leurs spécificités, à se couler dans le moule des entreprises classiques.
L’échec sur les statuts européens de l’ESS, et notamment des mutuelles, est patent. Je préconise désormais de travailler à un statut commun à l’ensemble des entreprises de l’ESS : un statut de sociétés de personnes (du type personal companies). Il ne réglerait pas tout, mais permettrait de surmonter les différences inhérentes aux entreprises de l’ESS, dont les statuts sont très variables d’un pays à l’autre. Je me félicite que les mutuelles réfléchissent désormais en ce sens. De façon plus pragmatique, on peut se féliciter qu’en 2016 la Commission européenne ait adopté une « initiative sur les entreprises émergentes et en expansion », dont une section porte sur les « entreprises sociales et d’économie sociale ». Un certain nombre de progrès ont pu être réalisés sur cette base.
Toutefois, la notion d’entreprises sociales demeure controversée. La tentation est grande de les assimiler à celles de l’ESS. Ainsi, les statistiques mises en avant par la Commission pour les entreprises sociales sont en réalité celles de l’économie sociale, et l’on peut craindre que certains veuillent, à terme, faire disparaître les secondes derrière les premières. L’idée sous-tendue est la suivante : peu importe la forme organisationnelle de l’entreprise, seule compte sa finalité, sa capacité à répondre aux besoins sociaux. C’est vrai pour une partie de l’ESS, mais on ne saurait résumer l’ESS à cela, car cela reviendrait à refuser de prendre en compte le fait que l’immense majorité des entreprises de l’ESS se définissent d’abord par leurs statuts, et que celui d’entreprise sociale classique n’en est qu’une forme parmi d’autres.
Un autre risque inhérent aux projets de la Commission est de permettre à de grandes firmes de faire du social washing à bon compte. La pénurie de financements publics conduit les acteurs publics à « innover » de plus en plus dans les modes de financement du secteur social en développant des formes de « partenariat privé » telles que les social impact bonds. Ces derniers permettent à des entreprises privées, via des obligations de l’État, de financer des projets sociaux, sous couvert de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Le risque est de ne voir financés que des projets rentables et de tirer le secteur social vers des logiques de rentabilité à court terme. L’opération orchestrée par le ministre de l’Intérieur pour faire acheter des anciens hôtels Formule 1 par Adoma (ex-Sonacotra) en est une parfaite illustration (1).
Le dernier écueil à éviter est celui du « small is beautiful ». Dans les institutions européennes, la tentation est grande de ne voir dans les entreprises de l’ESS, en raison notamment de leur fort ancrage territorial, que des PME, limitées de surcroît au champ social. Il faut sans cesse démontrer que ces entreprises agissent dans tous les champs économiques et qu’elles peuvent avoir des tailles très variables. Enfin, pour avoir coorganisé dans le cadre du groupe parlementaire de la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique deux forums européens de l’ESS, je pense que nous avons pu démontrer à une multitude d’acteurs venant de nombreux pays que les entreprises de l’ESS peuvent être des acteurs majeurs de la construction d’un autre modèle économique et social européen. Un travail qu’il va falloir poursuivre notamment en soutenant le plan d’action proposé par Social Economy Europe.
(1) Lire Politis n° 1510, 5 juillet 2018.
Marie-Christine Vergiat est députée européenne Gauche européenne, coprésidente et animatrice de l’intergroupe « économie sociale » du Parlement européen.