L’ESS ignorée

De trop nombreux acteurs institutionnels s’emploient à réduire l’entreprise à sa forme capitaliste.

Michel Abhervé  • 14 février 2019 abonné·es
L’ESS ignorée
© photo : les anciens salariés de Pilpa travaillent maintenant au sein de la coopérative La Belle Aude. crédit : REMY GABALDA / AFP

Pour suivre dans mon blog (1) l’actualité de l’ESS, je constate un double phénomène, en apparence contradictoire : un usage croissant (et parfois erroné) de l’appellation ESS, et son absence dans des domaines importants.

Dans le premier cas, il est difficile de faire la part de ce qui relève de l’ignorance ou de la confusion volontaire chez certains qui veulent s’approprier l’image sympathique de l’ESS sans en appliquer les règles. Le second cas s’observe dans divers domaines. Nous allons en évoquer quatre.

Le premier concerne la place, ou plutôt l’absence de l’ESS dans le monde éducatif. Très régulièrement, le Medef et les économistes libéraux déplorent que l’enseignement des sciences économiques et sociales ne se réduise pas à la compréhension de l’« Entreprise » (avec un grand E) de capitaux, qui est pour eux la seule qui vaille. Malgré les efforts de l’Esper (2) pour que soit prise en compte la diversité des entreprises, l’hégémonie du modèle capitaliste se voit confortée dans les nouveaux programmes des lycées, fondés sur la prééminence d’une approche économiste déconnectée de la dimension sociale.

Le deuxième concerne l’université, où le développement d’enseignements et de recherches sur l’ESS est plus l’affaire d’enseignants-chercheurs motivés que d’une institution ayant du mal à intégrer une approche réellement interdisciplinaire, comme le montre, après mobilisation du ban et de l’arrière-ban des économistes orthodoxes, le refus réitéré de la constitution d’une section « économie, société et territoires » au sein du Conseil national des universités (CNU).

Le troisième concerne les nombreuses actions destinées à former les créateurs d’entreprise, souvent organisées par les institutions consulaires. Une très faible proportion d’entre elles délivre une information sur l’ensemble des formes juridiques possibles, afin de permettre un choix éclairé en fonction des objectifs. La grande majorité ne mentionne pas, volontairement ou par simple ignorance, la forme coopérative, et tout particulièrement celle des Scop et des Scic, statuts les plus adaptés aux projets fondés sur l’implication des salariés ou la mobilisation d’un partenariat diversifié.

Le dernier domaine, sans doute le plus important, concerne la faible reconnaissance des employeurs de l’ESS au sein des instances de la démocratie sociale. Durant le quinquennat précédent, ils avaient eu droit à une semi-reconnaissance avec l’invention de la notion d’employeurs « multi-­professionnels », pour ne pas mécontenter un Medef très attaché à son hégémonie au sein du monde patronal « interprofessionnel ». Mais c’est en s’appuyant sur cette subtile distinction entre « inter » et « multi » que la « loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel » va réduire la place des employeurs de l’ESS dans les instances de la formation professionnelle, en particulier en les écartant des commissions paritaires régionales…

Nous aurions pu multiplier les exemples, tant cette tendance à oublier l’ESS et ses ­spécificités est coutumière. En témoigne récemment la tentative, dans le projet de loi de finances 2019, de supprimer la non-imposition des excédents mis en réserve pour fortifier la part de propriété collective constitutive des Scic et des Scop.

En conclusion, risquons une hypothèse : ces tentatives seront d’autant plus nombreuses et auront d’autant plus de chances d’aboutir que le positionnement de l’ESS dans l’organisation de l’État demeurera inadéquat. Le haut-commissaire à l’ESS, Christophe Itier, qui a pour mission, selon le décret, d’« animer et de coordonner l’action des différents ministères en matière d’économie sociale et solidaire et d’innovation sociale », n’assure guère celle-ci, préférant manifestement dire à la place des acteurs ce qu’ils doivent faire et comment ils doivent s’organiser, et donnant l’impression de croire que l’histoire de l’ESS, construction collective et historique, ne commence qu’avec sa personne.

(1) blogs.alternatives-economiques.fr/abherve

(2) L’Économie sociale partenaire de l’École de la République (Esper) rassemble 45 organisations de l’ESS agissant dans le champ de l’école et de la communauté éducative.

Michel Abhervé est membre du comité de rédaction de la revue Recma, du conseil scientifique de l’Addes et du Ciriec-France.

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