Lettre aux médias

Chaque semaine, Sarah Roubato écrit une lettre à un destinataire qui ne peut pas répondre et questionne un sujet d’actualité.

Sarah Roubato  • 14 février 2019
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Lettre aux médias
photo : ERIC CABANIS / AFP

Je n’ai pas encore écrit un mot que déjà cette lettre me pose question. On se croirait devant une dissertation au lycée, où toute la problématique est dans la manière de poser le sujet. Je veux écrire une lettre aux médias. Mais que veut dire les médias ? On dit lesmédias comme on dit les politiques, comme d’autres disent les parisiens, les provinciaux, les gens des banlieues.

Quand je dis Vous, médias… je n’oublie pas qu’il y a vous, directeurs de rédactions à la porte inaccessible et vous enquêteurs qui rencontrez tant de portes fermées ; vous qui choisissez et préparez vos sujets, et vous qui lisez des fiches préparées par les attachés d’émission, vous les techniciens qui baillez parfois devant votre console ou derrière votre caméra ; vous les anciens dont le public est déjà conquis, vous les nouveaux qui cherchez à conquérir un nouvel auditoire ; vous qui n’avez que les lucarnes des programmations estivales et espérez un jour être considéré comme digne pour le reste de l’année, vous les stars de l’information à qui tous les grands boulevards audiovisuels sont ouverts ; vous qui êtes envoyés sur le terrain avec quelques heures pour couvrir un sujet, vous les pigistes qui travaillez des semaines et des mois sans espoir de réponse ; grands médias des formats classiques, nouveaux médias qui proposez d’autres angles et d’autres formats, presse dite alternative, médias parisiens ; presse régionale. Vous tous, diseurs du monde, qui devez accepter de vous ranger sous cette désignation, médias, comme d’autres sont appelés intellectuels, habitants des cités ou SDF. Car les étiquettes et les mythes agissent bien dans le réel.

Aux quatre coins de la France, chez les paysans comme chez les cadres supérieurs, chez les ouvriers, les chômeurs, les étudiants, les retraités, j’ai toujours entendu parler desmédias. Et vous vous en doutez, à ce terme est associé manipulation, ignorance, bourrage de crâne. Fallait-il attendre la violence et la haine qui s’expriment aujourd’hui envers les journalistes pour s’interroger ?

L’émergence des gilets jaunes a posé à nouveau la question de l’information par les réseaux sociaux et des fausses nouvelles. Bien des gens, « dégoûtés des médias » se tournent vers les réseaux sociaux, dont les algorithmes favorisent l’entre-soi. Comme souvent en France, on se retrouve dans une alternative binaire. Moi je ne veux pas avoir à choisir entre une information non vérifiée, non filtrée, hiérarchisée uniquement par le buzz, et une information enfermée dans les cadres actuels de la presse. Je veux me donner le droit d’espérer que de cette crise émerge une remise en question profonde desmédias par eux-mêmes.

On parle beaucoup du traitement médiatique des gilets jaunes: les médias ont-ils trop parlé des GJ, ont-ils été trop complaisants ? Mais vous êtes-vous demandé si vous leur donniez la parole, à ces invisibles, avant qu’ils aillent sur les ronds-points ? Car c’est vous, médias, qui créez les invisibles et les inaudibles, autant que vous créez les stars et les personnalités. S’il faut se mettre un gilet fluo sur le dos pour que vous daignez porter vos regards sur nous, c’est bien que la crise de la représentation touche autant nos institutions politiques que nos médias.

La crise de la représentation est aussi la vôtre

Face aux dérives des réseaux sociaux et des fausses nouvelles, on entend dire qu’il faut faire plus de pédagogie notamment auprès des jeunes sur l’information, et qu’il faut exiger de Facebook des contrôles plus stricts. Soit. Mais vous êtes-vous demandé si au quotidien, vous représentiez ces petits artisans, commerçants, ouvriers, employés, retraités, ces gens des campagnes et de périphéries, sur qui maintenant vous faites des reportages pour courir après l’actualité gilets jaunes ? Certaines rédactions pourront brandir des émissions consacrées à eux – comme s’ils étaient une catégorie à part de la population. Mais quelle part ont-ils, à quels horaires, pour combien de temps consacré au divertissement, aux stars, au spectaculaire, à des invités que nous entendons toujours partout. Où est passé chez vous l’envie de montrer ce que personne d’autre ne montre ?

Vous êtes-vous demandé si vos scores d’audience reflétaient un intérêt ou une habitude ? Combien de personnes allument la télévision ou la radio par habitude, combien vous regardent sans vous croire, combien vous écoutent sans écouter ? Quel avenir pour une station, une chaîne ou un journal qui ne parvient pas à intéresser les adultes de demain ? Bien sûr, vous êtes soumis au dictat de la productivité et de la quantité.

Se remettre en question est une chance et un devoir

Tout grand événement social soulève la question de son récit. Ce fut le cas lors des dernières élections présidentielles. La presse a-t-elle fabriqué un candidat, a-t-elle sapé un autre ? Comment une presse détenue par 10 milliardaires peut-elle demeurer indépendante ? Les Français aiment les questions binaires. La réalité est évidemment plus nuancée et moins sexy. Bien sûr, il ne suffit pas d’être possédé par un milliardaire pour y être assujetti, mais la liberté ne se mesure pas à un interdit ouvert. Le manque d’encouragement, la peur de ne pas être protégé si on s’attaque à des sujets délicats, le conformisme, œuvrent à l’autocensure qui est bien plus puissante que l’interdit.

Nous ne sommes pas des bulles isolées qui agissent indépendamment de tout contexte. Les questions que nous nous posons, les sujets que nous traitons, sont piochés dans l’éventail de notre expérience du monde, dans notre histoire et notre héritage. Plus cette expérience est restreinte, plus votre liberté a l’étendue d’un passage clouté. Ce que vous avez appris dans les écoles de journalisme, ce que vous voyez faire dans votre rédaction, ce que vous entendez dans d’autres, le quartier où vous vivez, si vous en sortez souvent, si vous parlez une seule langue ou plusieurs, si vous avez exercé d’autres métiers avant, si vous fréquentez des gens de différents milieux sociaux, tout cela trace l’étendue de cet éventail. Si toutes les écoles de journalisme valorisaient les recherches de longue haleine, le terrain, l’audace, le style, si on vous enseignait qu’il est plus intéressant d’aller chercher ce dont personne ne parle, vos choix seraient bien différents. Vous allez me dire qu’il n’est plus, le temps des Denise Glaser à la télé, des Jacques Chancel à la radio, des Joseph Kessel dans la presse écrite. Et pourtant, je vous assure que les gens ont besoin de retrouver quelque chose du temps, de la profondeur et de l’audace que ces grands journalistes avaient.

Nous avons la chance de vivre dans un pays où la remise en question est encouragée depuis l’école et régulièrement dans nos débats publics. Chacun peut, quelque soit son métier, s’arracher aux évidences pour interroger sa pratique. Pour vous, diseurs du monde, cette chance est peut-être bien un devoir.

La monoculture de l’information

On a souvent l’impression que bien des médias sont des champs de monoculture de l’information. Vous êtes capables, pendant des semaines, de nous parler de l’héritage de Johnny. À force, cela devient un sujet de conversation, on en parle, on s’y intéresse, le temps d’une vie de bulle. Pourtant, si cette « nouvelle » avait été traitée avec plus de retenue, ou même – ô comble ! – pas du tout, croyez-vous que des millions de personnes auraient été courir au tribunal de grande instance de Paris réclamer les explications qui leur manqueraient ?

Nous savons que la presse est une industrie. Comme l’agro-alimentaire, comme l’industrie du spectacle, elle cherche à produire vite et beaucoup. C’est de cela que nous sommes malades. Vous êtes à l’image de notre société. Comme tout le monde, vous n’avez le temps de rien, vous courez après un sujet, sitôt bouclé un autre à ouvrir. Vous devez produire vite avant les autres, remplir les colonnes et faire circuler les contenus. Les coupures de budget exigent de vous toujours plus de travail en moins de temps. Et pourtant, tous ceux parmi vous qui attendent, les bras engourdis à force de tenir caméras et micros, de voir émerger une voiture aux vitres teintées dans la cour d’un ministère, ne seriez-vous pas mieux quelque part en France, à frapper à la porte de ceux que personne ne guette jamais ? Vous seriez les seuls, et ceux-là racontent bien plus notre pays que l’arrivée d’un ministre qui a déjà préparé pour vous ses mots son sourire ou son silence.

Combien de fois ai-je entendu des journalistes résignés à travailler pour des émissions auxquelles ils n’accordent aucune valeur, parce qu’ils se sont épuisés à proposer de sujets qui n’étaient jamais retenus car trop longs à traiter ? Combien de fois ai-je entendu ceux qui ont connu d’autres époques dire c’était bien plus libre et bien plus facile quand j’avais ton âge ? Combien de pigistes voient leur job alimentaire devenir travail à temps plein à mesure qu’ils se voient refuser leurs propositions ? Combien d’indépendants mettent tout en berne pour couvrir un sujet qu’ils connaissent bien, se déplacent à leurs frais, travaillent des semaines, pour des reportages qui ne verront jamais le jour ? Combien de jeunes journalistes arpentent les halls des festivals pour tenter d’approcher leurs pairs, et se retrouvent entre eux dans les couloirs ? Combien parmi vous sont finalement comme ceux qui ne disaient rien il y a près de trois mois ?

Les Français ont soif, vos micros sont des cruches

Qui suis-je pour vous donner des leçons ou des conseils ? Personne. Je vous écris sans espoir, ni de réponse ni de sursaut. J’essaye juste de traduire ce que j’entends partout, une envie, une soif, que j’ai lue entre des phrases, dans des confidences de fin de soirée, dans des yeux qui soudain se mouillaient, dans des silences, des hochements de tête, des mercis et des réticences. Je ne fais que vous inviter à pencher votre tête vers cette grande poitrine où cogne un pouls qui ne me laisse pas tranquille. Pour ça je n’ai que mes pauvres mots. Tant pis.

Les Français ont soif de se parler et de s’entendre raconter autrement. Si je vous le dis, ce n’est pas une analyse faite derrière mon écran. C’est un constat que je fais sur le terrain, et que bien d’autres font, car partout des gens expérimentent d’autres manières de se rencontrer, de débattre et de vivre ensemble. Chacun avec ses outils ses moyens et son savoir-faire. [Petit aparté pour indiquer à certains lecteurs de ne pas se gaspiller leur énergie à m’accuser d’autopromotion. J’écris ce que je fais pour témoigner de ce que j’observe. Je vous remercie]. Depuis deux ans j’arpente le pays pour proposer des veillées citoyennes autour de portraits sonores de gens qui, partout en France, œuvrent à inventer d’autres manières de faire et de vivre. Dans la yourte d’un artisan, dans la villa d’un médecin, dans l’appartement en centre-ville d’un ingénieur, dans le caveau d’un vigneron, dans le café associatif d’un quartier, dans la ferme d’un paysan, dans une bibliothèque, une école, un théâtre, quelqu’un invite ses amis, ses voisins, ses collègues. Jeunes, retraités, adolescents, employés, indépendants, chefs d’entreprise, étudiants, chômeurs, voisins, collègues, membres d’une même famille, se mettent à se parler comme ils ne savent plus le faire, réunis non plus pour un divertissement ou une performance à accomplir, mais pour exprimer leurs peurs, leurs envies, leurs colères, et envisager ensemble une autre société.

C’est à cette soif que vous pouvez répondre, vous médias. Proposez-nous autre chose. N’attendez pas que la demande soit formulée. Il y a un besoin, mais il n’y aura pas de demande. Et pourtant il y aura une réponse, plus forte que vous l’imaginez. Les Français ont soif, et vos micros sont des cruches pleines. On nous parle de débat national. Qui n’aurait pas envie d’un débat national sur la presse ? Pourquoi ne partez-vous pas à la rencontre de vos auditeurs, de vos lecteurs, de vos spectateurs ? Vous réunir, entre médias concurrents et complémentaires, pour partager vos inquiétudes et vos envies. Ouvrir une boîte aux lettres pour que tous les employés des rédactions puissent anonymement s’exprimer. Inviter ponctuellement des pigistes à une réunion de rédaction pour laquelle ils collaborent, eux qui sont toujours isolés derrière leur écran.

Imaginez un mois d’expérimentation médiatique, où l’invité d’un entretien aurait soudain le temps de dérouler sa parole, et où la liste imperturbable de questions serait remplacée par une formidable capacité à rebondir, à creuser, à interpeler ; où les résultats sportifs qui clôturent le journal seraient remplacés par une initiative citoyenne originale ; où les adolescents, adultes de demain, que l’on confine dans des programmes stéréotypés, seraient invités à assister à une émission régulière et auraient un petit temps pour commenter ?

Parlez-nous de ce qui ne se voit pas, de ce qui ne se raconte pas, de la solitude et des espérances, des combats et des inventions. Sortez de l’événement, racontez-nous des histoires, des situations. Ne soyez pas ce qui me conforte mais ce qui me remet en question, ce qui m’ouvre à ce que je ne connais pas, ce qui m’interpelle. Faites-moi espérer. Ne m’attribuez pas un goût d’après mon âge ou ma catégorie sociale. Apprenez-moi à aimer ce que je ne connais pas.

Que vous soyez indépendants ou dans une rédaction, que vous travailliez seul ou en équipe, que vous soyez journaliste d’information, d’investigation, de la presse quotidienne, régionale ou parisienne, votre travail est beau et essentiel. Il mérite donc notre plus profond respect et notre plus intransigeante critique.

Publié dans
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Temps de lecture : 12 minutes
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