Mal-logement : Combien d’autres « Marseille » ?

Il aura fallu l’effondrement de deux immeubles du quartier Noailles, en novembre, pour que l’alerte soit donnée. L’habitat indigne, dangereux pour la sécurité et la santé, est massif en France.

Ingrid Merckx  • 13 février 2019 abonné·es
Mal-logement : Combien d’autres « Marseille » ?
© photo : Un hommage aux huit victimes de la rue d’Aubagne, à Marseille, le 5 décembre 2018.crédit : Theo Giacometti/AFP

Ils étaient entre 5 000 et 10 000 à manifester dans les rues de Marseille, le 2 février, « pour le logement et pour la ville ». « En quarante ans de métier, treize manifestations depuis l’effondrement des deux immeubles rue d’Aubagne le 5 novembre, je n’avais jamais vu ça ! » se réjouit André Jollivet. Architecte urbaniste, figure du logement social local, à la retraite depuis peu, il se dit accablé par l’état de la deuxième ville de France : « Marseille est une ville pauvre, au centre ancien délabré, il y a des petites rues où tous les rez-de-chaussée sont fermés. » Résultat, selon lui, d’un processus à l’œuvre depuis un quart de siècle : « La municipalité n’a rien fait pour entretenir et réaménager la ville. L’État n’est pas là. Marseille a été abandonnée », lâche-t-il, amer.

Jean-Claude Gaudin, maire de Marseille depuis 1995 et élu municipal depuis 1965, a démenti les accusations d’incurie en réclamant dès le 8 novembre que l’État vérifie « tout ce qui peut apparaître aujourd’hui comme de l’habitat insalubre » à Marseille. La ville aurait engagé 200 millions d’euros dans le logement depuis 2005, dont 35 contre l’habitat indigne et 28 au profit du logement social. Une enquête de Radio France a cependant révélé le 1er février que les 2 millions d’euros débloqués par la ville en 2014 pour des travaux d’urgence n’auraient été utilisés qu’à hauteur de 15 %. « La ville ne fait rien contre les propriétaires d’immeuble récalcitrants. La préfecture ne préempte pas », soupire André Jollivet.

Depuis le drame de la rue d’Aubagne, la mairie a pris 147 arrêtés de péril. Autant que pendant les quatre années précédentes. En 2015, le rapport Nicol pour le ministère du Logement préconisait précisément « le traitement des grandes copropriétés des années 1960-1970 dans les arrondissements du nord, en proie à de graves difficultés urbaines et sociales », ainsi que « le traitement des petites et moyennes copropriétés dans le centre-ville et le centre ancien, où une problématique plus globale de traitement de l’habitat ancien dégradé et indigne perdure ». Il a perduré jusqu’à ce que les 63 et 65 rue d’Aubagne tuent huit personnes.

Une chose réconforte André Jollivet : le nombre croissant d’habitants qui manifestent pour le logement à Marseille. « Beaucoup de jeunes, des familles… Ils ne lâcheront pas ! » « Nous sommes très déterminés », confirme Kaouther Ben Mohamed. Membre du collectif Marseille en colère, qui réunit des sinistrés du 5 novembre, elle est née dans un bidonville et a grandi dans un logement social. « Je connais quelqu’un qui est mort d’une légionellose due au mauvais entretien des canalisations. L’indignité tue. » Mère d’un enfant de 9 ans, en guerre également contre l’insalubrité des établissements scolaires phocéens (ruissellement, peintures qui tombent, rats, cafards…), elle alerte sur la situation catastrophique des « évacués ». « Ceux qui sont hébergés dans des hôtels au nord ne descendent pas forcément jusqu’au Vieux-Port pour bénéficier de repas chauds. »

Un restaurant solidaire a en effet été installé sur la Canebière, informe le site de la mairie. « Ils se nourrissent de sandwichs depuis des semaines. Des enfants sont déscolarisés. Des familles s’entassent dans une pièce. Des ados sont en crise, des parents en dépression. Il y a eu des tentatives de suicide. » Kaouther Ben Mohamed évoque la détresse d’une dame délogée hors du périmètre de Noailles, le quartier de la rue d’Aubagne. « Travailleuse précaire, elle doit payer un loyer alors que son crédit continue de courir. » Selon elle, le chiffre de 1 300 relogés annoncé par la ville ne prend pas en compte les propriétaires occupants. Et la situation s’aggrave : « Des plafonds menacent de tomber tous les jours bien au-delà des quartiers pauvres du centre ! Une dame me confiait que sa fille dormait avec des coussins sur elle ! » Marseille en colère chiffre à plus de 2 000 le nombre de personnes en attente de relogement.

« Elles ne veulent pas quitter la ville, ni même souvent leur quartier », témoigne Kaouther Ben Mohamed. « Beaucoup vivent dans le centre, qui réunit des populations pauvres, souvent immigrées, très diverses, c’est la richesse de cette ville », ajoute André Jollivet, qui s’est battu toute sa carrière pour que les travaux ne chassent pas les anciens occupants vers les périphéries. « Il faut trouver des opérations tiroirs : des sas de logement provisoire en attendant de réintégrer son logement réhabilité », explique-t-il en déplorant, par exemple, que la mairie ait le projet d’un hôtel 5 étoiles sur la Canebière, rejeton d’une politique d’attractivité touristique et commerciale que beaucoup jugent résolument « anti-pauvres ».

Pour les sinistrés, un guichet unique a été ouvert. « Il fonctionne mal », signale Julia Faure, responsable du programme SOS Taudis à la Fondation Abbé-Pierre. C’est la Fédération Soliha qui a été mandatée pour les opérations de relogement. « 195 relogements sont effectifs ou en cours », annonce la mairie. « Les plus précaires ont du mal à finaliser leur dossier », déplore Kaouther Ben Mohamed. Les 29 et 30 novembre, le ministre du Logement, Julien Denormandie, et la présidente de la métropole Aix-Marseille-Provence, Martine Vassal, ont annoncé un plan de lutte contre l’habitat insalubre d’environ 600 millions, dont 240 pris en charge par l’État.

« Il faudrait des milliards ! » s’étrangle Kaouther Ben Mohamed. Même avec un plan ambitieux, la requalification de Marseille prendra au moins vingt ans. Marseille en colère réclame la réquisition de 30 000 logements vides et la reprise en main par l’État. « Des habitants de Belsunce ont réintégré leur immeuble trois semaines après l’évacuation. Impensable que le propriétaire ait pu réaliser diagnostic et travaux en si peu de temps ! Aussitôt arrivés, les habitants ont rappelé les pompiers. Mais qui donc à la mairie a pu signer l’autorisation de retour ? » s’offusque André Jollivet. Élu divers gauche dans l’arrondissement de Gaudin, il ne peut s’empêcher de lier l’effondrement de la rue d’Aubagne à l’effondrement de la gauche locale : « PS inexistant, PCF minoritaire, LFI qui a mis du temps à s’attaquer au sujet… L’espoir viendra des cités à travers des collectifs comme Pas sans nous », espère-t-il, en évoquant les « marchands de sommeil » qui nichent jusqu’au conseil municipal.

Tabou

Avec 40 000 logements à Marseille, 60 000 à Paris, 600 000 dans la France entière d’après les données du Parc privé potentiellement indigne (PPPI), 420 000 selon une estimation 2014 du ministère, l’« habitat indigne » est plus qu’un tabou en France, un objet d’ignorance et d’aveuglement. L’expression rassemble les « locaux utilisés aux fins d’habitation et impropres à cet usage, ainsi que les logements dont l’état, ou celui des bâtiments dans lesquels ils sont situés, expose les occupants à des risques manifestes pouvant porter atteinte à leur sécurité physique ou à leur santé », définit la loi Molle de 2009.

Ces risques regroupent le péril (danger pour la sécurité), l’insalubrité (danger pour la santé) et la décence (surpeuplement, équipement, performances énergétiques). Les territoires les plus touchés seraient le Nord-Pas-de-Calais, Paris et sa petite couronne, le pourtour méditerranéen de Nice à Perpignan. Des observatoires de l’habitat indigne et des outils de repérage et de traitement de l’habitat indigne (Orthi) ont été mis en place. « Sont concernés aussi bien les locataires d’immeubles HLM, des copropriétés dégradées, des propriétaires pauvres en milieu rural », résume Julia Faure. « On me demande souvent comment les gens s’intoxiquent au plomb, mais, les peintures s’effritant, le plomb tombe sur le sol, et les jeunes enfants consomment la substance, qui a un goût sucré. Il y a beaucoup de saturnisme à Marseille », prévient André Jollivet.

« La première étape pour lutter contre l’habitat indigne, insiste Julia Faure, c’est l’information des habitants, des travailleurs sociaux, de tous ceux susceptibles d’entrer dans les logements : auxiliaires de vie, infirmières, assistantes à domicile, tutelles et curatelles. Il faut d’abord repérer et alerter pour faire réaliser des diagnostics et enclencher des travaux. » Et former : car l’habitat indigne ne se repère pas toujours de l’extérieur : taches d’humidité, fissures, ruissellements, fils qui pendent…

« La plupart des victimes ignorent qu’elles ont des droits, y compris les propriétaires occupants ! » souligne Julia Faure en rappelant qu’ils peuvent contacter l’agence régionale de santé. La décision, dans la loi de finances 2018, de supprimer le droit à l’allocation logement pour les propriétaires « vient fragiliser la capacité de financement des travaux pour les ménages les plus en difficulté », a dénoncé la Fondation Abbé-Pierre en réclamant son rétablissement le 9 janvier.

« J’ai vu des enfants dans des taudis, des incendies dans des immeubles insalubres, des plafonds qui tombent, mais un effondrement d’immeuble, je n’aurais jamais imaginé cela possible ! » admet Julia Faure. « Des cages d’escalier qui tremblent, des planchers qui s’enfoncent, des vibrations partout : bien sûr qu’on pouvait le redouter ! » tempête André Jollivet. « Après l’explosion de la rue de Trévise, le 12 janvier à Paris, les assurances ont annoncé qu’elles assumaient le relogement des habitants. Aurait-on vu une telle démarche en direction des pauvres à Marseille ? interroge Julia Faure. Les assurances ne veulent souvent rien savoir face à une insalubrité. »

Elle relativise aussi les chiffres avancés par le ministère : 10 milliards pour le nouveau plan de rénovation urbaine et 5 milliards pour le plan « Action cœur de ville ». « La grande majorité de cette somme est destinée à détruire des immeubles souvent habitables pour briser des ghettos dans les grandes villes. Combien reste-t-il pour lutter contre l’habitat indigne jusqu’en milieu rural ? » Selon elle, « on a mis le paquet sur la précarité énergétique avec le plan de rénovation thermique. Il faudrait au moins l’équivalent en termes de volonté politique et de moyens pour lutter contre l’habitat indigne ». Un plan national pour éviter d’autres « Marseille » ? Sur une des barrières qui entourent les éboulis rue d’Aubagne, les disparus sont appelés « martyrs ».

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