Marie-Do Fréval, du genre imaginatif

Auteure, metteuse en scène et actrice, cette figure des arts de la rue est actuellement en résidence en Belgique pour sa nouvelle création, Paillarde(S).

Pierre Hémono  • 6 février 2019 abonné·es
Marie-Do Fréval, du genre imaginatif
© crédit photo : cie Bouche a Bouche

Veste militaire sur les épaules, moustache finement dessinée et gode-ceinture noir autour de la taille, le personnage de Marie de La Gaule fait sourire, provoque et interroge. C’est l’une des cinq figures de Tentative(S) de Résistance(S), un spectacle joué dans la rue, où l’état de notre société est commenté à travers des personnages loufoques interprétés par une même personne.

Cette œuvre marquante est née de l’esprit bouillonnant de Marie-Do Fréval, comédienne, auteure et metteuse en scène de la grande famille des arts de la rue. Au quotidien, elle porte un simple couvre-chef et arbore un large sourire. Dans son appartement du XIVe arrondissement parisien, « son » ­quartier, elle prend le temps de s’asseoir pour parler de sa vie d’artiste autour d’un café. « Si quelqu’un me suit à la trace, au bout de quinze jours, il est épuisé », s’amuse-t-elle. C’est que, depuis trente ans, elle enchaîne les rencontres et les projets à un rythme effréné, et trace une route singulière. Elle est en train de créer son nouveau spectacle, Paillarde(S), un triptyque sur la virilité.

Au Cameroun, en décembre dernier, elle était invitée par Snake, un artiste qui organisait la deuxième édition du festival Modaperf, entre Douala et Yaoundé, et avait été séduit par la lecture des Tentative(S). Pour Marie-Do Fréval, jouer ce spectacle provoquant, dans ce pays où l’on parle une langue française différente de la sienne et aux codes particuliers, était un vrai défi. « Il y a un contexte dictatorial qui pénètre fort l’intime, la maison, la parole, les vêtements. Dans l’espace public, les gens ne captent pas le second degré, mais prennent tout au premier. » Elle a donc adapté son texte et écrit la dernière « tentative » uniquement pour le Cameroun. Car Tentative(s) de Résistance(s), comme son nom l’indique, est une suite d’actes, à l’origine très fournis. « C’est parti d’un coup de colère. J’ai été programmée dans un festival intitulé “1914-2014, un siècle de résistance”. Lorsqu’on s’est rassemblés pour parler du thème, chacun semblait avoir réglé son problème vis-à-vis de la résistance. Moi, c’était au cœur de ma réflexion artistique, j’avais besoin de l’exprimer. » Elle obtient alors carte blanche, investit le hall d’entrée du théâtre Confluences, dans le XXe arrondissement, et écrit dix-sept tentatives qu’elle joue tous les jours dans un temps limité, avec comme simple mise en scène une potence au cordage rouge accrochée au plafond. « Je voyais la résistance comme quelque chose de limité et jamais résolu, c’était mon principe de dramaturgie », explique Marie-Do. Elle convoque de nombreux principes d’écriture fondés sur l’improvisation et le rapport au corps, comme le cut-up, une écriture construite en direct à partir d’extraits de textes lus.

Parmi ces interventions, elle sélectionne quatre « Tentative(S) » et travaille le texte et la mise en scène avec Olivier Comte, créateur du collectif Les Souffleurs commandos poétiques. Ce dernier ne tarit pas d’éloges sur cette « nana un peu exceptionnelle avec un culot formidable » et souligne : « Il y a une certaine façon de porter un jeu d’acteur dans la rue, nous nous sommes interrogés sur ce qu’est la finesse de jeu et avons travaillé la profondeur des personnages. »

En toile de fond, se pose aussi la question d’une position genrée, cadre que Marie-Do se propose de dépasser. « Un jour, j’ai dit comme ça : je vais débarquer dans un café avec un gode-ceinture, ne me parlez plus de spectacle », explique-t-elle. Depuis, l’accessoire est resté, et elle a multiplié les interventions dans les festivals, à Chalon dans la rue (Chalon-sur-Saône) puis à Aurillac, où elle joue les Tentative(S) depuis 2015, faisant à chaque fois carton plein.

Cette autodidacte a un parcours des plus singuliers. Née au Havre, Marie-Do passe sa prime enfance dans cette ville portuaire « avec toute la violence que peut dégager un port pétrolier, qui, en même temps, est ouvert sur le monde ». Lorsqu’elle s’exprime, elle mêle réalité et imaginaire depuis qu’à l’âge de 7 ans elle a perdu son père, un événement déclencheur : « C’est tout un rapport au monde qui s’écroule, et donc la capacité d’une petite fille à ré-imaginer un monde dans ce monde. » De fait, elle se retrouve avec sa fratrie et sa mère au sein d’une communauté chrétienne, où se croisent des religieux militants, des artistes et des sans-abri. Elle grandit au milieu de ce carrefour social. « C’est ce déséquilibre/équilibre qui m’a permis de construire un regard d’artiste, c’est comme ça que je le vois, il y a toujours des failles qui permettent de se construire. » Jeune adulte, elle rencontre une bande d’Italiens. Autre moment déterminant. « C’est l’Italie qui m’a reconnue, et l’italien qui m’a permis de me libérer. Il a fallu que je parle une autre langue pour devenir artiste. »

À cette époque, elle travaille dans un bar de nuit du Quartier latin. « J’étais la seule femme dans un bar d’hommes », se souvient-elle. En voyant toutes ces gueules cassées autour d’elle, elle décide de monter une troupe et occupe alors le sous-sol, lorsqu’il ne sert pas de piste de danse. Un projet risqué, mais qui aboutit : elle monte un spectacle avec cette troupe. Après deux représentations, Marie-Do a un flash : « Je me demande alors pourquoi je dirige les gens. Je ne me sens pas honnête. » Elle s’impose alors de monter elle-même sur scène et de mettre sa légitimité en jeu. Cette mise à l’épreuve personnelle devient un rituel. À partir de cette première expérience, elle commence une carrière d’une quinzaine d’années en salle, dans le théâtre contemporain.

Comme pour beaucoup de personnes de sa génération, l’arrivée du Front national au second tour de la présidentielle, en 2002, constitue un tournant pour sa réflexion politique. « C’est un déclic sur l’état du monde. Pour moi, ça a été assez violent, j’avais encore une utopie de la démocratie, comme un aboutissement, mais là, ça la remettait en cause. » Et comme, chez elle, art et politique sont intimement liés, elle ne voit pas d’autres solutions que de sortir dans la rue pour faire exister sa position d’artiste.

Avec le XIVe arrondissement pour terrain de jeu, Marie-Do rencontre les habitants et les bailleurs sociaux, crée des spectacles déambulatoires ou fixes, organise des interventions dans des bars, ou se met en tête de visiter toutes les caves de son quartier. Ema Drouin, autre figure du théâtre de rue, l’invite à rejoindre la Fédération des arts de la rue en Île-de-France. « J’ai alors découvert qu’il existait des chercheurs qui avaient créé des protocoles de création, des dispositifs. Des cervelles curieuses. » Entre-temps, Marie-Do a rencontré Nadège Prugnard en 2001 : alchimie immédiate. Lors du mouvement des intermittents de 2005, le duo crée un spectacle adapté d’un pamphlet de Nadège intitulé M.A.M.A.E (Meurtre artistique munition action explosion), qui deviendra une référence pour les deux artistes.

Des trajectoires qui se croisent, des moments d’évidence, une cacophonie de pensées permanentes, Marie-Do commente la société avec sa vision d’artiste singulière et cette énergie des artistes en perpétuelle réflexion. Elle mène sa compagnie, Bouche à bouche, sur tous les fronts et a déjà des projets de création pour 2021. « Je ne sais pas faire autrement, confie-t-elle, l’artistique ne s’épuise pas car il est vivant ! »

Théâtre
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