Primo Levi : Infatigable témoin du pire

Dans ce recueil de textes, l’écrivain italien Primo Levi, rescapé d’Auschwitz, relate la vie quotidienne dans l’usine de la mort.

Olivier Doubre  • 20 février 2019 abonné·es
Primo Levi : Infatigable témoin du pire
© photo : Primo Levi en 1980. crédit : DR

En 1979, l’auteur du mondialement connu Si c’est un homme, Primo Levi, écrit un récit, « Ce train pour Auschwitz », pour la revue Gli altri (« Les autres, revue pour toutes les personnes marginalisées dans la société »), dirigée par Rosanna Benzi. Il raconte notamment l’époque où, « comme l’ensemble des juifs de l’Europe occupée par les nazis, [il a lui aussi] été assimilé à “un autre”, c’est-à-dire condamné à la condition d’étranger, de l’ennemi, même ». Il relate alors le voyage dans les wagons à bestiaux – dont ne reviendront que 23 des 650 du convoi –, la « sélection » à l’arrivée au camp, puis les mauvais traitements et l’insuffisance alimentaire qui faisaient qu’un déporté lambda à Auschwitz mourait « en l’espace de quelques semaines ou de quelques mois ».

Dans un autre texte, « Ainsi fut Auschwitz » (1973), choisi par les éditeurs comme titre du recueil, Primo Levi écrit : « Nous n’avons jamais été nombreux. Nous étions quelques centaines sur des milliers de déportés, bien trop nombreux, quand, il y a trente ans, nous avons rapporté en Italie et montré, sous les yeux stupéfaits et ébahis de nos proches (certains en avaient encore), le numéro bleuté d’Auschwitz tatoué sur notre bras gauche. Ce que racontait Radio-Londres était donc vrai. Ce qu’avait écrit Aragon, “marqué comme un bétail, et comme un bétail à la boucherie”, était vrai, à la lettre. Nous ne sommes plus que quelques dizaines, désormais : peut-être sommes-nous trop peu nombreux pour être écoutés. En outre, nous avons souvent l’impression que nos récits dérangent. »

Rassemblés dans ce volume, les récits, textes épars et témoignages, jusqu’aux dépositions de Primo Levi au procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961, couvrent la période de l’immédiat après-guerre jusqu’à 1986, à la veille de sa disparition. Ils commencent par le long rapport « sur l’organisation hygiénique et sanitaire du camp » qu’il livra d’abord, avec son ami Leonardo De Benedetti, médecin, de Turin comme lui, aux autorités soviétiques qui venaient de libérer le camp, le 27 janvier 1945. Suivent quatre décennies de textes rédigés pour des revues ou des journaux, et des témoignages pour des procès intentés à des dignitaires nazis. On lira notamment sa réponse à la « Lettre de la fille d’un fasciste qui demande la vérité », envoyée par une jeune fille – après la visite d’une exposition sur l’univers concentrationnaire – au courrier des lecteurs du grand quotidien de Turin La Stampa. Coorganisateur de l’exposition, il la remercie chaleureusement de sa missive, qui, écrit-il, est « la lettre que nous attendions ». Car il peut alors, comme dans tous ses autres textes, assouvir l’impérieux désir, mais aussi et surtout remplir le devoir qu’il s’est fixé toute sa vie « pour tous ceux qui ne sont pas revenus » : témoigner. Et le témoin Primo Levi le fait, de page en page, avec la force et le style d’un grand écrivain.

Ainsi fut Auschwitz. Témoignages (1945-1986) Primo Levi (avec Leonardo De Benedetti), traduit de l’italien par Marc Lesage, éd. établie par Fabio Levi et Domenico Scarpa, Les Belles Lettres, 308 pages, 14,90 euros.

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