Une ESS en rose et bleu ?

Si ce secteur est particulièrement féminisé, de nombreuses inégalités y persistent, qui nécessitent que l’on s’y intéresse.

Scarlett Wilson-Courvoisier  • 14 février 2019 abonné·es
Une ESS en rose et bleu ?
© photo : Une salariée de l’association Rejoue, qui répare des jouets. crédit : FRANCOIS GUILLOT/AFP

S’il n’y avait en ce début d’année qu’une ou deux bonnes raisons d’espérer des champs de progrès pour notre modèle républicain, social et démocratique, si mal-portant ces temps-ci, ce seraient la cause des femmes et la cause écologique. Les deux problématiques sont d’ailleurs liées. Comme la nature, la femme, depuis des siècles, est spoliée, exploitée, massacrée, violée, chosifiée, infantilisée, son corps transformé en champ de bataille à l’occasion.

Cette société dirigée « de main de maître » par des hommes repose sur une vision archaïque qui dépend « d’un travail de la pensée réalisé par nos lointains ancêtres […] sous forme de la symbolisation de l’espèce humaine à partir de l’observation et de l’interprétation de faits biologiques notables. […] Cette symbolisation est fondatrice de l’ordre social et des clivages mentaux toujours présents même dans les sociétés occidentales les plus développées. L’inégalité entre l’homme et la femme n’est pas un effet de la nature (1) », elle est une construction que les femmes et les hommes doivent analyser et déconstruire ensemble. Le problème est que nous transmettons toutes et tous ces représentations dont nous héritons à travers des stéréotypes et des schémas puissamment intériorisés.

L’ESS n’y échappe pas. En son sein, les questions d’égalité professionnelle et de parité ont été jusqu’ici, et pour l’essentiel, portées par des femmes, insuffisamment relayées, voire pas du tout, par les représentants masculins des grands réseaux et fédérations nationales, régionales et départementales. Ces dernières années, ces questions sont devenues d’actualité en raison d’une volonté politique de l’État traduite en avancées législatives et réglementaires, sans oublier la prise de parole publique des femmes au sujet des violences de tous ordres qu’elles subissent.

Un premier état des lieux réalisé par l’Observatoire national du CNCress (2) sur l’égalité professionnelle femmes/hommes dans l’ESS (données 2012) montre que les femmes y sont majoritaires : elles occupent près de 67 % des emplois, et 52,8 % des postes d’encadrement. Dans certains secteurs comme l’aide à domicile, c’est plus de 70 % !

Concernant le volume horaire, 3 % des salariées de l’ESS sont à temps partiel (souvent subi), contre 27 % des hommes. Selon les données Apec-CNCress « Les cadres de l’ESS 2012 », 38 % des hommes cadres occupent une fonction de direction contre 27 % des femmes. La différence est encore plus importante pour les fonctions de direction générale : 8 % des cadres hommes de l’ESS occupent un tel poste contre 3 % des femmes.

Plusieurs défis importants restent à relever par l’ESS. La précarisation de l’emploi engendre pour les femmes des situations parfois très difficiles et la recherche d’activités complémentaires. Alors que 55 % des postes « cadres, professions intellectuelles supérieures » dans l’ESS sont occupés par des femmes, ce sont les hommes qui accèdent aux fonctions les plus élevées. Des écarts de salaire persistent : les hommes gagnent en moyenne 17,1 % de plus que leurs collègues féminines. Cette différence s’explique notamment par la concentration des femmes dans les métiers du care (santé, social, aide à la personne…), moins valorisés socialement et économiquement, ainsi que par l’effet « plafond de verre ».

On note une sous-représentation des femmes dans les instances de gouvernance des structures de l’ESS : il y a 34 % de femmes à la présidence des associations ; dans les CA mutualistes, il y en a 24 %, mais seulement 13 % de présidentes. Malgré de très lentes évolutions, les instances associatives demeurent peu représentatives de la société française et de leurs adhérents. Si, toutes fonctions confondues, la part globale des femmes et des hommes dans les CA et les bureaux tend à se rapprocher, ils ne se répartissent cependant pas sur les mêmes fonctions : les femmes sont secrétaires à 60 %, ou trésorières à 47 %, tandis que les présidences restent à 66 % maculines.

Un observatoire spécifique sur l’égalité professionnelle femmes/hommes et la parité au sein de l’Observatoire national ESS-CNCress est né du rapport de février 2017 de la commission éponyme du Conseil supérieur de l’ESS. Le secteur a besoin, en la matière, de statistiques plus complètes mais aussi d’analyses plus poussées.

Un grand nombre de femmes salariées, des valeurs républicaines invoquées (« liberté, égalité, fraternité »), une démocratie interne psalmodiée, une finalité supérieure revendiquée (l’homme et non le profit) : tous ces éléments auraient pu laisser penser que le décalage entre principes et réalités quant à la place des femmes serait moins important au sein de l’ESS que dans la société française tout entière. Ce n’est pas le cas. Ce paradoxe a une triste explication : l’égalité professionnelle et la parité ne sont pas encore perçues par l’ESS comme des sujets d’intérêt. Les dirigeants se soucient prioritairement de développement économique, parfois réduit à des considérations gestionnaires, et en oublient le développement humain et social. Ce faisant, ils « dépolitisent » l’ESS alors que les Français ont plus que jamais besoin de sens et d’humain.

Ce sont les « impensés » de l’ESS, et les femmes relèvent de ces impensés. Combien de temps seront-elles encore « invisibles » ? C’est à elles aussi de s’emparer du sujet, de mobiliser l’intelligence collective, d’organiser en interne de vrais débats courageux et ouverts sur la question du pouvoir et de son exercice, sur l’esprit de coopération et d’intercoopération – ADN de l’ESS –, sur les conditions du travail et sa définition dans le partage et l’égalité. Tout cela est bel et bien en lien.

Au fait, démocratie ou oligarchie ? C’est un chantier à travailler. Il existe quelques réseaux de femmes au sein de l’ESS, à renforcer. L’Économie sociale partenaire de l’école de la République (Esper) est bien placée pour s’emparer du sujet des stéréotypes et de la sensibilisation des plus jeunes à ces questions ; elle le fait trop timidement, mais des associations de terrain innovent. Ainsi, l’ESS devrait prendre en considération la situation réservée aux salariées des services à la personne et du care. On aimerait sur ce sujet comme sur d’autres qu’elle ait une parole forte et différente. Les femmes sont là, et au cœur des enjeux de l’ESS, mais l’ESS, où est-elle donc ?

(1) Masculin/féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Françoise Héritier, éd. Odile Jacob, 2002.

(2) Conseil national des chambres régionales de l’économie sociale et solidaire.

Scarlett Wilson-Courvoisier est cofondatrice de Femm’ESS.

Économie
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