« M », de Yolande Zauberman : Maudite communauté

Dans M, Yolande Zauberman suit un jeune homme de retour au sein de la cité juive orthodoxe où il a été violé durant toute sa jeunesse.

Christophe Kantcheff  • 19 mars 2019 abonné·es
« M », de Yolande Zauberman : Maudite communauté
© crédit photo : New Story

Le sourire qui illumine son visage ne le quitte presque jamais. Menahem est là, plein cadre, il se met à chanter de sa voix harmonieuse des airs liturgiques juifs. Le beau jeune homme est filmé par Yolande Zauberman, le plus souvent de nuit. Mais c’est une nuit urbaine. Les ténèbres vers lesquelles Menahem nous entraîne sont bien plus sombres. Le titre, M, est une allusion évidente au film de Fritz Lang (Menahem lui aussi s’appelle Lang). Une histoire de pédophilie. « Quand je chante la liturgie juive, dit Menahem, j’y mets toute la douleur accumulée depuis que je suis petit. »

Menahem est né à Bnei Brak, dans la banlieue de Tel Aviv. La ville est quasi exclusivement habitée par des juifs ultra-orthodoxes, les hassidim, qui ne parlent que le yiddish. Menahem a grandi parmi eux, y a subi des viols depuis son plus jeune âge. Par trois hommes en particulier, successivement, et sur des périodes plus ou moins longues. Adulte, il a réussi à attraper l’un d’eux et l’a filmé avouant son crime. La vidéo a été diffusée par la télévision israélienne, provoquant un scandale. Menahem a reçu des menaces. Il a dû quitter Bnei Brak. Il y revient dix ans plus tard, « protégé » par la caméra de Yolande Zauberman.

Ce que révèle M est ­effroyable. Le film crée même un effet de sidération au fur et à mesure que l’on découvre que Menahem est loin d’avoir été la seule victime. Dans cette communauté, l’impunité est la règle, la loi du silence aussi, même si tout semble se savoir. Étrangement, le tournage du film dans les rues attire ces hommes que Yolande Zauberman nomme « les enfants blessés ». Ils s’approchent, désirent témoigner, entament une conversation avec Menahem. C’est un jeune homme sur le point de se marier, qui doute de son orientation sexuelle, violé naguère par ses frères et un beau-frère. C’en est un autre qui, lui aussi violé dans ses tendres années, a commis le même crime à son tour. La hantise de ce qu’ils appellent le « cercle vicieux » est partagée. Elle semble être une fatalité.

Plus tôt, un ami d’enfance de Menahem lui a confié que son père l’avait violé. Il est sans haine. Surtout depuis que son père, avant de mourir, lui a demandé pardon. Et depuis qu’il en sait plus sur son grand-père, un survivant d’Auschwitz, d’où il est sorti « à moitié cinglé ». « Il a été très dur et très violent avec mon père », dit Yitsik, ajoutant à demi-mot que le grand-père ne s’en est pas tenu là avec son fils.

Ces crimes sont affreux et le film porte cette part de dénonciation d’un état de fait occulté. La caméra de la cinéaste s’attarde avec insistance sur les enfants de Bnei Brak, et le spectateur se demande si eux aussi vivent ce martyre. Mais M va plus loin parce qu’il épouse la subjectivité de Menahem. On approche ainsi de ce qui pourrait paraître incompréhensible, sinon ­choquant. Menahem était en manque d’amour de ses parents. Son père lui avait dit qu’il était « impur » après ce qu’il avait subi, sa mère n’a jamais eu aucune tendresse envers lui. C’est pourquoi, même si « ce n’étaient pas de bonnes caresses », il aimait les attouchements de ses violeurs.

Menahem vit sans sérénité, toujours insatisfait, intranquille. À une transsexuelle, il dit : « Toi tu as pris une forme, une beauté, une intelligence. Moi je serai toujours enfermé dans cette chose. » Dans un même mouvement, il recherche une réconciliation. Les rencontres qu’il fait au long du film lui permettent finalement d’apprécier la compagnie de jeunes hassidim, de retrouver une confiance en eux. Dans la rue, se coiffant d’une kipa, lui qui a abandonné la religion depuis longtemps, il se met à danser et à chanter avec eux. Quant à la dernière séquence avec ses parents, qu’il n’a pas vus depuis quinze ans, elle ouvre un dialogue à la fois direct et ambivalent.

Il y a de l’audace chez Yolande Zauberman, qui avait tourné en 2011, également en Israël, Would You Have Sex With an Arab ? Il y a aussi une profonde empathie qui lui évite toute position morale mais, au contraire, constitue le socle de son éthique de cinéaste.

M, Yolande Zauberman, 1 h 46.

Cinéma
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