Machisme et entre-soi : l’éternel masculin

Combat féministe après combat féministe, loi après loi, génération après génération, les mécanismes de la domination masculine s’adaptent et se perpétuent (presque) sans obstacles. Ultime avatar, cette « Ligue du LOL ».

Agathe Mercante  • 6 mars 2019 abonné·es
Machisme et entre-soi : l’éternel masculin
© photo : La cour de récré, avec son terrain de foot central et les « jeux de filles » en périphérie, reproduit les rapports de force de l’extérieur.crédit : Liam Norris/AFP

Ils porteraient le haut-de-forme et fumeraient le cigare assis dans des fauteuils club que ça ne jurerait pas plus. L’affaire – ou le scandale – de la Ligue du LOL, du nom de ce groupe Facebook (1) créé en 2009 et composé de jeunes journalistes, publicitaires et communicants essentiellement masculins qui, durant trois ans, ont harcelé blogueuses, blogueurs et futures journalistes sur Twitter, a remis en lumière une pratique bien connues des sociologues. Qu’on les appelle gentlemen’s clubs ou plus récemment boys’ clubs, ces groupes pratiquent le même male bonding, c’est-à-dire la cooptation et l’entraide clanique masculine. Ils partagent une « logique spontanée des opérations de cooptation, qui tend toujours à conserver les propriétés les plus rares des corps sociaux, au premier rang desquelles leur sex-ratio », comme l’expliquait déjà en 1998 Pierre Bourdieu dans De la domination masculine (2).

Mais ce qui a choqué en 2019 avec cette Ligue du LOL, au-delà des faits de harcèlement, c’est que ces actes sexistes – mais aussi racistes et antisémites – aient été l’œuvre d’une nouvelle génération d’hommes plus éduquée et a priori plus encline à la tolérance – envers le genre, l’orientation sexuelle, la couleur de peau ou la classe. « Je ne dirais pas qu’ils étaient féministes, mais ce sont des personnes socialisées dans un milieu où leur attention a déjà été alertée sur ces sujets », explique Patrick Farges. Selon le maître de conférences, qui enseigne, entre autres, l’étude des genres à l’université parisienne de la Sorbonne nouvelle, la constitution d’une Ligue du LOL serait en fait un nouveau « réflexe masculiniste » comme il y en a tant eu depuis des siècles. À l’image du virus de la grippe, le sexisme et l’entre-soi masculin muteraient-ils à chaque génération, modifiant leur structure – les réseaux sociaux ont remplacé les fauteuils clubs –, mais gardant les mêmes codes… et les mêmes effets dévastateurs ?

Le simple fait de se retrouver entre hommes, d’aller boire un café ou un verre et de « se moquer de la seule femme de l’équipe » constitue en soi un boys’ club, analysait la militante féministe et influente blogueuse Valérie Rey-Robert (3) pour le podcast « Les couilles sur la table ». Selon elle, ce n’est « pas forcément structuré » ou même conscient. Et d’estimer : « Si vous ne les voyez pas, c’est que vous êtes dedans. » « Ils ont un langage commun, une complicité et cela donne lieu à des réflexes de “vétérans” », abonde Patrick Farges. Cette pratique, à laquelle s’adonnent des hommes généralement blancs, hétérosexuels et issus de milieux privilégiés, vise bel et bien à s’arroger les meilleures places, dans la vie quotidienne comme dans l’entreprise. Ce privilège masculin, tous ne le ressentent pas comme tel. « Le propre d’un privilège est que l’on n’en a pas conscience », rappelle l’historienne Juliette Lancel. « Il n’est pas exagéré de comparer la masculinité à une noblesse », résumait Pierre Bourdieu.

On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, et les mécanismes de domination masculine sont perçus différemment selon les époques. « En France, iI y a eu une prise de conscience au moment de l’affaire Strauss-Kahn. Nous avons réalisé que le problème n’est pas lié aux “autres” – les jeunes, les musulmans, les Noirs, les Américains… Ce n’est pas seulement “eux”, c’est d’abord “nous”. », explique le sociologue Éric Fassin. Car jusqu’alors, les scandales pour viol, harcèlement et discriminations sexistes éclataient aux États-Unis, un autre monde en somme, loin du prétendu « art de vivre et de séduire » à la française ; de même, au début des années 2000, on préférait s’intéresser aux « tournantes » dans les quartiers sensibles plutôt qu’au harcèlement à l’université.

Né aux États-Unis en 2017, le mouvement #metoo n’a eu aucun mal à traverser l’Atlantique. Quitte à prendre une forme plus véhémente en France via le mot-dièse #BalanceTonPorc. Une dénomination violente pour dénoncer des faits trop longtemps tus ? Toujours est-il que, depuis, les victimes de violences à caractère sexuel ou sexiste ont trouvé une oreille attentive, pas nécessairement celle de la justice, mais celle du grand public. « C’est une chose de le dire, c’est autre chose de le faire entendre », constate Éric Fassin. Et les faits de harcèlement, même prescrits, de la Ligue du LOL, ont été punis : deux journalistes qui en étaient membres ont été licenciés ; un rédacteur en chef est sous le coup d’une procédure de licenciement ; un autre a, de lui-même, mis en pause ses activités. Les habitudes, surtout pour les dominants, ont la vie dure, et les mécanismes de rejet à l’égard des minorités prouvent qu’elles ont encore de beaux jours devant elles. Pour diversifier la classe dominante, il faudrait permettre aux autres d’y accéder.

Esprit de compétition

Genèse de la construction des rapports sociaux, les méthodes d’éducation des petites filles et des petits garçons sont encore trop inégalitaires pour permettre une évolution rapide des pratiques. « Ce passage du bébé au garçon puis à l’homme sera tout entier guidé par un seul but : le différencier sur tous les points des filles », rappelle Valérie Rey-Robert sur son blog (4). Dès leur plus jeune âge, les garçons apprennent à se sociabiliser, pratiquent des sports collectifs qui leur font acquérir l’esprit de compétition et le sens de la collaboration, s’affirment dans « l’opposition à… », tandis que « les petites filles deviennent des femmes de manière isolée », constate-t-elle. Un temps vue comme une solution miracle, la mixité à l’école reproduit pourtant les rapports de force existant à l’extérieur. « C’est une confrontation binaire qui renforce les discriminations », estime Patrick Farges. Exemple : les cours de récréation. Dans la majorité des cas, c’est le terrain de football qui règne en maître, au centre, contraignant les petites filles à jouer « en périphérie ». Certains établissements se sont pourtant essayés à un aménagement « non genré ». Et les résultats sont encourageants : à l’école maternelle Michel-de-Montaigne de Trappes, un terre-plein aménagé de toboggans remplace le terrain de foot depuis trois ans. Constat ? Des élèves plus détendus qui « interagissent mieux entre eux », selon la directrice de l’école, Béatrice Riom. Mais les financements publics pour développer ces équipements manquent et les récentes réformes de l’enseignement n’augurent rien de bon. « La loi ORE et le recours à Parcoursup pour intégrer l’enseignement supérieur s’inscrivent dans une tradition très viriliste », déplore l’historienne Juliette Lancel. « Le message affiché est “que les meilleurs gagnent”, c’est très masculin », constate-t-elle. Compétition, concurrence… Autant de compétences que l’on a en effet enseignées aux garçons, mais peu aux filles. Ainsi posées, les inégalités peuvent aisément se perpétuer dans la vie active.

Selon l’index de l’égalité femmes-hommes présenté en novembre 2018 par le gouvernement, les femmes, à poste et à âge égal, touchent 9 % de moins que les hommes. La macronie – dont tous les représentants les plus en vue sont des hommes – promet d’y remédier d’ici à 2022. Elle devra pour ce faire mettre fin à un système qui exclut d’emblée les femmes des postes à responsabilités. « Les réunions à 19 h 30 quand on a des enfants, ça n’aide pas… », constate Julia Lemarchand, cheffe de service des Échos Start, média du journal Les Échos dédié aux jeunes lecteurs (20-30 ans). « Les choses bougent si l’on diffuse l’information, que l’on met en valeur les femmes qui font avancer la mixité dans leur entreprise », explique-t-elle. Avec son équipe, elle a monté « 52 % », un groupe d’entraide dédié aux femmes, qui met en valeur les initiatives et les entreprises montées par ou pour des femmes. Et certaines initiatives du Législateur, prises en premier lieu pour ces dernières, bénéficient en fait à tous. « Le droit à la déconnexion par exemple », constate Patrick Farges. Mais certaines lois produisent l’effet inverse. Ainsi, la loi Copé-Zimmermann (2011), qui fixe un quota obligatoire de 40 % du sexe sous-représenté dans les conseils d’administration, a permis l’ouverture de formations dédiées aux « administratrices ». Les hommes présents dans ces conseils, eux, peuvent s’en passer. « Ce sont de vieux copains, d’anciens camarades de promotion, des banquiers que l’on introduit… », explique une journaliste spécialisée sur le sujet. Vous avez dit « boys’ club » ?

« Déni d’existence »

« L’entreprise est plus ouverte que la politique », rappelle cependant Patrick Farges. « Quand on entre en politique, on entre dans un monde qui n’a pas été fait pour les femmes. Au contraire, il a été façonné par et pour les hommes », confirmait la députée LREM – et ex-EELV – Barbara Pompili à la réalisatrice Stéphanie Kaïm, dans le documentaire Le Sexisme en politique : un mal dominant. Car la politique, longtemps réservé aux mâles (blancs et hétérosexuels, notamment) reste encore un territoire difficile d’accès aux minorités. Longtemps tues, les violences subies par les femmes dans le monde politique s’exposent désormais au grand jour. La récente affaire Denis Baupin, député d’Europe écologie-Les Verts accusé d’agressions et de harcèlement sexuels, montre que ces pratiques ne passent plus. Même si l’Assemblée nationale s’est féminisée (39 % de députées dans cette législature), il est encore demandé aux femmes de prouver leurs compétences. « Être une femme en politique, c’est repasser l’oral du bac chaque semaine », constatait, amère, la sénatrice PS Laurence Rossignol. Elles sont jugées et condamnées au moindre faux pas. Première femme à s’être hissée au second tour d’une présidentielle, la candidate socialiste Ségolène Royal a longtemps été raillée pour son lapsus sur la « bravitude ». Mais qui se souvient, à l’inverse, du verbe « tourneboussoler », inventé en 2015 par Nicolas Sarkozy ? Alors, pour être crédibles, certaines femmes politiques se parent d’attributs masculins, virils, à l’instar de Margaret Thatcher, dont la dureté et la violence durant la répression de la grève des mineurs de 1984 font pâlir d’envie les ministres de l’Intérieur français les plus zélés. Mais chaque pièce a son revers et gare aux femmes qui voudraient ressembler de trop près aux hommes qui les dominent. « Une femme avec une attitude virile est rapidement qualifiée de sorcière, qui a obtenu du pouvoir et qui s’en sert de manière indue », explique Juliette Lancel.

Alors, pour gagner du pouvoir sans effrayer ces messieurs si rétifs à le partager, certaines rusent. « Marilyn Monroe performait sa féminité pour rassurer les hommes sur leur pouvoir de séduction », rappelle l’historienne. Mais la pratique, tout comme la domination masculine, n’est pas nouvelle. Déjà en 1929, la psychanalyste britannique Joan Riviere (5) analysait une femme dite « intermédiaire » qui perdait ses moyens en public : « Il s’agissait d’une tentative inconsciente pour écarter l’angoisse qui résulterait du fait des représailles qu’elle redoutait de la part des figures paternelles à la suite de ses prouesses intellectuelles ». En « minaudant » et en jouant la séduction, les femmes font passer le message aux dominants qu’ils n’ont rien à craindre d’elles, de leur intelligence. « Cette sorte de déni d’existence les oblige souvent à recourir, pour s’imposer, aux armes des faibles, qui renforcent les stéréotypes », notait Pierre Bourdieu. « C’est une méthode douce, mais beaucoup plus longue », déplore Patrick Farges. « Tourneboussoler » la domination masculine, blanche et hétérosexuelle demandera donc patience et « bravitude ».

(1) Ce groupe Facebook pratiquait le harcèlement via Twitter et les commentaires de blogs, etc.

(2) De la domination masculine, 1998, Seuil.

(3) Elle a notamment publié, le 21 février, Une culture du viol à la française, éd. Libertalia.

(4) www.crepegeorgette.com

(5) La Féminité comme mascarade, Seuil.

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