Algérie : « Ce mouvement est un épisode de notre processus de libération »

Pour Omar Benderra, l’exceptionnelle mobilisation citoyenne renoue avec les idéaux de la révolution algérienne. Il doute que la rue se contente du départ de Bouteflika.

Patrick Piro  • 3 avril 2019 abonné·es
Algérie : « Ce mouvement est un épisode de notre processus de libération »
© RYAD KRAMDI / AFP

Il a fui l’Algérie en 1992 pour se réfugier en France, quand les militaires au pouvoir, confisquant un processus électoral qui allait les destituer au profit du Front islamique du salut, ont ouvert une décennie noire de guerre civile, qui s’est soldée par la mort de dizaines de milliers de personnes. À cette époque, Omar Benderra travaillait au cœur de l’État algérien, il était notamment président du Crédit populaire d’Algérie, banque créée pour assurer la négociation de la dette extérieure du pays. Observateur assidu de la scène politique, dans un milieu où il a gardé de bons contacts, il est membre d’Algeria-Watch, observatoire de la situation des droits humains en Algérie.

Vendredi après vendredi, de nouveaux aménagements politiques surgissent dans l’espoir de calmer les protestations, mais la rue ne désemplit pas. C’est la débandade ?

Omar Benderra : Le régime, qui entend durer – c’est un truisme ! –, organise la gestion des événements en fonction de cet objectif. Mais confronté à une crise majeure, d’une ampleur et d’une magnitude totalement inédites dans l’histoire de l’Algérie, il se trouve tout à fait désemparé, ce qui explique la série de manœuvres à laquelle nous assistons.

Bouteflika était un président extrêmement commode pour les groupes d’intérêt qui gravitent au sommet du pouvoir, parce qu’il était absent, qu’on lui faisait dire ce qu’on voulait et qu’il n’intervenait pas de manière autoritaire dans la répartition de la rente. Son renoncement à un cinquième mandat n’a pas calmé la rue, ni la décision d’organiser des élections « dès que possible », pas plus que la suggestion faite au Conseil constitutionnel par le chef d’état-major Gaïd Salah d’une procédure d’empêchement pour démettre Bouteflika. Le lâchage du Rassemblement national démocratique (RND), qui emboîte le pas à Salah, n’est pas plus convaincant pour les manifestants : ce parti, lié aux milieux d’affaires et membre de l’alliance présidentielle, n’est qu’une excroissance bureaucratique du pouvoir. Comme la plupart des partis et des médias, il est une composante d’une scène politique artificielle destinée à assurer l’animation de façade d’un pseudo-pluripartisme, à l’attention de partenaires étrangers qu’il faut convaincre que nous vivons un ordre suffisamment démocratique.

La puissance de cette mobilisation algérienne, son ampleur et sa détermination tiennent en particulier au fait que ses acteurs, jusqu’aux plus populaires, font preuve d’un discernement étonnant et d’une grande précision dans leur capacité à identifier les enjeux. Il n’est pas sûr qu’ils se contenteront de la démission de Bouteflika…

Les militaires ont-ils pris désormais le dessus au sein du régime ?

Le président n’était plus qu’un obstacle aux règlements de comptes entre factions internes. Il ne l’est plus. Cependant, son clan a encore des ressources : le coup de force du général Salah a fait long feu, car le Conseil constitutionnel n’a pas donné corps à son stratagème. Quant aux militaires, ils sont divisés. Le pouvoir, pour l’essentiel, s’est concentré dans une sorte de coupole d’une vingtaine de hauts dignitaires de l’Armée nationale populaire et de la police secrète militaire. Mais ils ne sont clairement plus sur la même longueur d’onde, comme l’a montré, l’été dernier, la mise à l’écart sans précédent d’une demi-douzaine de généraux de première importance, arrêtés comme de vulgaires voleurs à la tire.

Mais le pouvoir, selon mon analyse, n’est plus seulement entre les mains des généraux, il est la résultante d’une collusion d’intérêts entre une bourgeoisie militaire et une oligarchie affairiste qui s’est immensément enrichie à partir des années 2000 grâce à la rente des hydrocarbures. Or, depuis le retournement de la conjoncture économique et la baisse des cours du pétrole, le gâteau s’est rétréci. Mais pas les appétits ! On assiste au sein du régime à une concurrence politique et économico-financière.

Le régime est donc sous la pression à la fois de ses dissensions et de la rue…

On peut même dire que la levée en masse de la population a incontestablement pour origine une crise du régime devenue de plus en plus perceptible. La perspective d’un cinquième mandat de Bouteflika, si elle a été ressentie comme une ultime humiliation, a surtout joué le rôle de révélateur de l’état de fragilité d’un système incapable de présenter d’autre consensus interne que ce statu quo bouffon, donnant le signal de l’envahissement des rues. Ce régime, qui avait pris l’habitude de régler ses propres problèmes en instrumentalisant les mouvements de protestation, se retrouve arroseur arrosé : la rue manipule les manipulateurs professionnels, renvoyant dos à dos ceux qui l’ont utilisée comme arène de résolution de leurs dissensions.

Jusqu’où ces mobilisations peuvent-elles conduire le régime ?

C’est une question fondamentale… Cela peut aller jusqu’à un point de rupture où le régime, dos au mur, sera obligé soit de disparaître, avec raison et intelligence, soit de réagir par la violence – et l’on sait que sa capacité dans ce domaine est sans limite…

Cependant se pose, pour ceux qui y songeraient, la question de la fiabilité du corps de répression face à un tel mouvement. Il y a deux semaines, on estimait qu’entre 12 et 14 millions de manifestants étaient dans la rue – soit environ un tiers de la population algérienne (1), ce qui est proprement extraordinaire. Et, vendredi dernier, ils étaient encore plus nombreux, on n’arrive plus à donner de chiffres. Le phénomène est sans commune mesure avec tout ce que nous avons pu vivre dans l’histoire du pays ! Et toujours dans la volonté de ne pas aller à la confrontation.

Alors, même si un recours du régime à la violence est une hypothèse qu’il faut sérieusement considérer, celui qui prendra la responsabilité de faire tirer sur les gens se condamnerait immédiatement et s’exposerait à un jugement expéditif. Sans compter que parmi les manifestants se trouvent nombre de conjoints et d’enfants de membres des forces de l’ordre…

Certains observateurs occidentaux redoutent que ces mobilisations favorisent une emprise des islamistes. Ils restent pourtant très peu visibles…

Au début des années 1990, l’islam politique a été perçu par les citoyens comme vecteur de lutte contre le régime, dans l’objectif de renverser la dictature militaire. Ce fut un choix malheureux, car les directions islamistes se sont révélées totalement incompétentes, pour la plupart corrompues, voire criminelles. Leurs errements ont fourni au régime militaire l’argumentaire pour punir et terroriser la société tout entière.

Les Algériens ont appris de ces erreurs, conscients depuis longtemps que les islamistes ne sont plus un levier politique efficace, ce qui explique qu’ils restent à la marge de ce mouvement citoyen. Ils ne comptent plus, même si les manifestations s’organisent à la sortie de la grande prière du vendredi, car le peuple algérien reste musulman.

Diriez-vous qu’une révolution est en marche, avec l’ambition de solder les frustrations et les confiscations nées de l’après-colonisation ?

Tout à fait ! À cette réserve importante que je ne qualifie pas ce mouvement de « révolution ». Les gens ne cherchent pas à renverser quoi que ce soit : ils réclament, avec insistance, les libertés et un État de droit dont ils ont été privés par la dictature.

Pourtant, on a entendu « Dégage Bouteflika »…

Certes, mais vendredi dernier, c’était « dégage Gaïd » (2) ! Cela peut sembler jouer sur les mots, mais je défends ce point de vue, car la rue n’exprime pas la volonté d’inventer un nouvel ordre sociopolitique : les gens veulent de vraies élections, les libertés publiques, des représentants légitimes. La révolution, en Algérie, a pour point de démarrage l’appel du 1er novembre 1954 (3). Les textes fondateurs de notre révolution sont derrière nous, personne aujourd’hui ne réclame une nouvelle base idéologique et politique. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est la fin d’un processus, il n’est pas la remise en cause de tout ce passé.

Après le 19 mars 1962 (4), nous avons libéré la terre, constitué un simulacre d’État, mais pas libéré le peuple. Depuis un demi-siècle, la prise de pouvoir des militaires sur les politiques a en quelque sorte suspendu la légalité révolutionnaire. Après une très longue parenthèse, nous parvenons en 2019 à ce moment où la légalité s’apprête à rejoindre la légitimité historique. Ce mouvement citoyen est un épisode de notre processus de libération.

Un scénario « à la tunisienne » est-il envisageable ?

Ça serait l’idéal ! La voie royale de sortie de crise, de mon point de vue, passe par une forme de consensus associant les parties les moins malsaines du régime et des représentants de la population adoubés par elle. Dans un premier temps, nous appelons de nos vœux un gouvernement d’union nationale qui serait chargé de préparer l’élection d’une assemblée constituante, en vue de doter le pays de la vraie Constitution dont nous avons été privés.

Le délai nécessaire à l’émergence d’un nouveau contexte démocratique n’offre-t-il pas aussi au régime l’opportunité de rester en place ?

Je suis surtout convaincu que cette mobilisation trouvera des solutions en son sein. Soulignons-en cette dimension très forte : son moteur, ce sont des jeunes de 20 ans, souvent d’un bon niveau d’éducation et disposant, grâce aux réseaux sociaux, d’un accès à tout le savoir du monde dont leurs parents ont été coupés. Nous assistons à une mutation générationnelle, face à une gérontocratie de voyous qui a perdu le contact avec son époque et avec la population. Le contraste est saisissant !

(1) L’Algérie compte 43 millions d’habitants.

(2) Gaïd Salah, chef d’état-major.

(3) Date du début de la guerre d’indépendance.

(4) Cessez-le-feu consécutif aux accords d’Évian, et fin de la guerre d’Algérie.

Omar Benderra Économiste.

Monde
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