« La répression vise à dépolitiser les revendications »

Pour Vanessa Codaccioni, la criminalisation des militantismes conduit à un grave affaiblissement de l’État de droit.

Olivier Doubre  • 3 avril 2019 abonné·es
« La répression vise à dépolitiser les revendications »
© crédit photo : Laure Boyer / Hans Lucas / AFP

Spécialiste de la répression étatique (1), Vanessa Codaccioni publie une étude sur les politiques répressives et la criminalisation croissante des différentes formes de contestation politique. Ou comment la police, la justice et l’administration n’ont de cesse de dépolitiser les prises de parole et actions revendicatives pour poursuivre et réprimer leurs auteurs comme des délinquants. Jusqu’à les « assimiler au terrorisme le plus meurtrier » et, surtout, dénier toute légitimité aux types de confrontation que le pouvoir n’estime pas « pensables » politiquement, ou n’appartenant pas au champ du politique tel qu’il le délimite.

En introduction de votre livre, vous écrivez qu’« il ne se passe [plus] un jour sans qu’un événement ne vienne rappeler la confrontation quotidienne des militantes et des militants à l’appareil répressif ». Samedi 23 mars, Geneviève Legay, 74 ans, membre d’Attac et d’Ensemble !, a été la victime d’une violente charge de police à Nice. N’est-ce pas un exemple frappant de la répression policière que vous décrivez ?

Vanessa Codaccioni : Que des manifestantes et des manifestants soient blessés est tout à fait classique, voire traditionnel, en France. Le fait que la police française soit brutale et charge violemment a malheureusement toujours existé. Cependant, nous assistons ces derniers temps à un phénomène nouveau : une offensive contre toute forme d’activisme qui ne paraîtrait pas légitime au pouvoir central, avec un ensemble de répressions simultanées. Celle menée par la police, que je viens d’évoquer ; la répression judiciaire, avec les comparutions immédiates et des procès ; celle venant des services de renseignement, avec un ensemble de mesures intrusives ; mais aussi la répression administrative, comme l’interdiction de manifester et les autres dispositions de la loi dite « anticasseurs », et dernièrement le rôle de l’armée dans la gestion des manifestations. On assiste à une offensive généralisée contre les militantismes ou l’activisme, qui se traduit par un renforcement continu de l’appareil répressif et de mesures liberticides.

Emmanuel Macron a souhaité à Geneviève Legay « un prompt rétablissement »… avant d’ajouter que cette dame âgée n’aurait pas dû se trouver là. N’est-ce pas caractéristique de l’actuelle criminalisation des militantismes de la part du pouvoir ?

En effet, l’État et ses institutions répressives essaient de faire passer les individus blessés par la police – voire tués – pour responsables de leur sort. Ils se seraient volontairement exposés aux violences de la police, donc ce qui leur arrive est de leur faute ! Il s’agit d’un véritable renversement de culpabilité. C’est d’ailleurs tout à fait classique dans le cas des violences policières. On l’avait déjà observé en 1986, lors du décès de Malik Oussekine sous les coups de voltigeurs motorisés. Robert Pandraud, ministre délégué à la Sécurité, avait déclaré à propos de cet étudiant dialysé : « Si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherais de faire le con la nuit » ! C’est toujours le manifestant blessé ou tué qui est responsable, parce qu’il a commis des erreurs, parce que son comportement était irresponsable, parce que c’est un délinquant, etc. Ceci pour trouver une justification au passage à l’acte de la police, qui n’est donc jamais responsable.

Ce processus, comme je le disais, n’est pas du tout récent, car les gouvernements ont toujours voulu assimiler leurs ennemis politiques à des délinquants, des criminels, des terroristes ou des fous. Admettre que ce sont des ennemis politiques leur donnerait en effet une légitimité, et ce n’est pas acceptable pour le pouvoir. Il s’agit d’enlever toute dimension politique aux actes des militants, à leurs mobiles et à leurs revendications.

Si bien que la qualification de « terroriste » serait finalement la plus politique de toutes…

Sauf que le terme « terroriste » est également complètement dépolitisé. Car, depuis les législations adoptées au milieu des années 1980, les crimes et les délits pour terrorisme ne sont plus considérés comme politiques. Il s’agissait d’affirmer qu’un mobile « terroriste » ne peut en aucun cas être politique. Et c’est la même logique qui a été mise en œuvre pour tous les militantismes. On peut donc dire que la répression actuelle des contestations relève de cette démarche « antiterroriste ». C’est le cas avec la nouvelle loi « anticasseurs », en vertu de laquelle certaines personnes repérées pourront être interdites de manifestation. Mais aussi (comme dans le cas de militants corses ou basques) avec le fichier Fijait (2) : les personnes qui y figurent continuent à être soumises à un contrôle judiciaire assez strict, même après avoir purgé leur peine. C’est une manière de maintenir une épée de Damoclès au-dessus de leur tête. C’est pourquoi j’affirme que le fichage est une arme déployée contre les oppositions politiques au pouvoir.

Plus récente encore (environ depuis le 11 septembre 2001) est l’application de mesures antiterroristes à des militantes et des militants. Ce qui va encore plus dépolitiser le militantisme par son assimilation au terrorisme. On voit ainsi des opposants au projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure soumis par les services de renseignement à des mesures identiques à celles appliquées aux présumés jihadistes ! Et on pourrait prendre d’autres exemples, comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le groupe dit de Tarnac ou certains gilets jaunes…

Vous parlez ainsi d’une « répression douce », qui fait partie d’une pluralité de tactiques répressives et qui diffère de la matraque ou des peines de prison ferme.

En effet. Il y a des formes visibles de répression, comme les procès publics, au moyen desquels l’État veut généralement faire un exemple destiné à dissuader d’autres personnes de s’engager, ou les violences policières lorsqu’elles sont filmées. D’ailleurs, le fait qu’elles soient filmées agace à la fois les policiers et le pouvoir, ce qui explique que les journalistes sont de plus en plus pris pour cibles dans les manifestations, avec des matériels saisis ou brisés et des reporters violentés physiquement et fichés.

Mais, à côté de ces actions visibles, il y a aussi une répression soft, comme disent les Anglo-Saxons, qui l’appellent aussi la « cover-repression ». Celle-ci ne se voit pas et, le plus souvent, l’individu visé la vit seul, ne pouvant pas véritablement se défendre et se trouvant ainsi démuni. C’est le cas des gardes à vue, des perquisitions ou des assignations à résidence. On parle peu de ces modes de répression, très rarement rendus publics et donnant très peu d’armes aux personnes qui les subissent pour se défendre. Enfin, même si elle a toujours existé, la répression menée par les services de renseignement a pris une ampleur nouvelle et devient centrale aujourd’hui : le fichage, les écoutes, la captation de données, de photographies, la rédaction de rapports sur des individus qui vont pouvoir être utilisés au cours de procès…

N’est-ce pas le signe d’un recul des grands principes du droit, et plus largement d’un affaissement de la démocratie politique ?

Je crois en effet que nous assistons à un affaiblissement considérable de notre État de droit et à une multiplication des atteintes aux libertés fondamentales : aller et venir, manifester, se réunir, exprimer une opinion… Pourquoi ? Parce que les gouvernements en place – et l’exécutif Macron tout particulièrement – veulent décider de ce qui est politiquement légitime ou non. Et tout ce qui leur apparaît politiquement intolérable, inacceptable, est criminalisé. On va alors rogner sur les libertés publiques de ceux qui pourraient contester l’ordre politique, économique ou social. Le pouvoir tient vraiment à aseptiser la politique, avec des sujets qui seraient dominés et ne contesteraient rien.

Plus largement, c’est la sphère du politique qui est attaquée par la répression de tout ce qui ne paraît pas acceptable au pouvoir. C’est extrêmement grave ! Cette répression a pour objectif de délimiter ce qui est pensable, dicible et faisable en politique. Ainsi, des syndicalistes qui luttent contre une délocalisation ou une fermeture d’usine seront traités comme des délinquants ou des terroristes qui « prennent le pays en otage ». Ce qui aurait paru impensable il y a quelques décennies. La condamnation des salariés de Goodyear à des peines de prison ferme en première instance pour avoir retenu une trentaine d’heures un de leurs dirigeants est emblématique du niveau de répression syndicale et politique à laquelle nous sommes arrivés. Alors qu’il s’agissait de plus de 1 100 licenciements et de plusieurs salariés qui s’étaient suicidés… Il en va de même avec les gilets jaunes, puisqu’une réaction à des injustices économiques et sociales très fortes sera réprimée, et même criminalisée pour une bonne part.


(1) Outre son dernier ouvrage, elle a publié, chez CNRS Éditions, Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes (2015) et La Légitime Défense. Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières (2018).

(2) Fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions terroristes, instauré en 2015.

Vanessa Codaccioni Maîtresse de conférences à l’université Paris-8.

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