Baltimore se bat pour sa jeunesse

Dans cette ville livrée à la misère et à la violence, un programme municipal œuvre à l’insertion des 18-24 ans.

Jean-Riad Kechaou  • 21 mai 2019 abonné·es
Baltimore se bat pour sa jeunesse
© photo : le café de Holly Gray, qui emploie des jeunes formés par Yo. crédit : Jean-Riad Kechaou

Il se dresse au 1510 de Lafayette Avenue, tel un phare dans un océan de misère. Les briques rouges du centre Youth Opportunity détonnent avec les maisons accolées, plus que défraîchies, et pour certaines barricadées. Rachetées par des promoteurs, elles attendent d’être détruites, mais les programmes de restructuration urbaine tardent à venir. En attendant, des centaines de jeunes désœuvrés errent dans les rues, où commerces et services publics se raréfient. C’est dans ce paysage que les travailleurs sociaux de Youth Opportunity se démènent. Dédiée aux décrocheurs, aux chômeurs et aux ex-détenus de 18 à 24 ans, l’organisation est une institution respectée à West Baltimore.

« Yo », ainsi qu’on la surnomme, est née d’une volonté gouvernementale en 2000, sous la présidence de Bill Clinton. Quand Baltimore a été sélectionnée, la ville accumulait les problèmes, dont celui d’avoir des milliers de jeunes à la rue. En 2001, Yo touche une subvention de 38 millions de dollars pour les six premières années. Cette enveloppe a permis d’aider 15 000 personnes, dans les deux principaux centres situés à l’est et à l’ouest de Baltimore . En 2006, la Ville a pris la relève du financement.

Kerry Owings est directeur de programme pour l’emploi de la jeunesse à Baltimore depuis trente ans. Il dirige le centre Yo de West Baltimore. « On reçoit beaucoup de filles mères et des jeunes hommes qui sortent de prison. On les aide à obtenir un diplôme. » Une garderie prend en charge les enfants des jeunes mères qui suivent des cours. Une salle de sport, un baby-foot et même un studio pour faire du rap sont à disposition. Un cadre agréable dans ces quartiers très anxiogènes.

Dans la salle informatique, de vieux ordinateurs tournent encore sous Windows XP : le centre est vieillissant, la municipalité n’a pas pu s’aligner sur les subventions fédérales versées initialement. « On n’a plus que 3 millions de dollars par an. Avant, dix coachs encadraient nos jeunes pour les aider à trouver du travail. Il n’y en a plus qu’un seul. Malgré tout, on en aide encore trois cents à trouver un emploi et mille autres à décrocher un diplôme. » Kerry Owings se débrouille avec les moyens du bord et forme des jeunes pour qu’ils deviennent les futurs encadrants du centre. « Une fois que tu es membre de Yo, tu restes à vie un membre de Yo ! » s’exclame-t-il, le regard brillant.

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Kerry Owings dirige le centre Yo de West Baltimore.

La formation commence systématiquement par l’évaluation de la santé mentale des arrivants. « Ils vivent dans un contexte stressant : des crimes, la prison, la maladie ou la toxicomanie des parents, la perte de leur domicile. Ils pensent qu’on les prend pour des fous, mais c’est nécessaire. On leur impose même un traitement lorsque c’est indispensable. On travaille aussi sur la relation hommes-femmes, pas idéale à cet âge, surtout quand il n’y a pas de modèle à la maison. »

Ensuite, un test scolaire détermine le niveau des bénéficiaires, généralement équivalent à un CM2-6e. En fonction des résultats, ils suivent des cours d’alphabétisation, de collège et enfin une préparation au GED, l’équivalent du bac. Celui-ci en poche, les étudiants peuvent accéder à des formations professionnelles en deux ans, voire à des universités pour les plus motivés.

Les élèves reçoivent 10 dollars par heure de cours, une prime de 50 dollars par unité d’enseignement validée et 100 dollars le jour où ils obtiennent leur diplôme. Une mesure qui pourrait choquer en France, mais c’est la seule façon de faire venir des jeunes qui vivent dans une grande précarité depuis toujours et sont souvent tentés de tomber dans le business inusable de la drogue. « Quand la structure familiale a éclaté, beaucoup errent de maison en maison, vivant chez une grand-mère, une tante, un ami… Ils cherchent un emploi sans formation car ils veulent vite toucher de l’argent. On leur verse une somme tout en rappelant l’importance des cours. On les valorise aussi, car ils n’ont pas une bonne opinion d’eux-mêmes. Ils sont déconnectés du monde réel quand ils arrivent chez nous. On leur cherche des emplois avec des avantages sociaux : assurance santé, logement… 78 % des jeunes insérés dans la vie active (1) le sont dans ce type d’emploi. » Pour garantir la fiabilité du travailleur, Yo prend en charge les trois premiers mois de salaire.

Holly Gray fait partie des employeurs qui accueillent des jeunes formés par Yo. La patronne du Cup’s Coffee nettoie son bar après l’heure de pointe du matin. En plein cœur d’East Baltimore, l’autre ghetto de la ville, la jeune femme a créé son café associatif poussée par sa mère, restée à Washington – à une heure de route seulement :

Elle voulait que j’intègre un programme associatif. Ici, chacun est dans son ghetto – Blancs, Noirs et Latinos. Il y a beaucoup de dealers, la police n’intervient pas. Quand je suis arrivée il y a seize ans, seule une église s’occupait des enfants après l’école. On a le plus haut taux de mortalité des moins de 24 ans de tout le pays…

La jeune femme au franc-parler égrène ses colères : ça fait cinquante ans que Baltimore a la tête sous l’eau. Autrefois port majeur de la côte est états-unienne – ce qui lui valait le surnom de « Petite New York » –, la ville a rapidement décliné à partir des années 1970 et la misère a frappé les quartiers est et ouest. « La ville est séparée par le boulevard Martin-Luther-King. C’est blanc d’un côté, noir de l’autre. Quand j’ai acheté dans le côté noir, les gens du quartier m’ont demandé de le quitter et de rejoindre la rue d’en face, chez les Blancs. Moi, j’aime tout le monde et je les oblige à m’aimer », dit-elle dans un éclat de rire. Elle poursuit : « Les gens vivent sans commerces, sans supermarché, et des écoles ferment. Il n’y a pas de poste, et seulement cinq centres de loisirs pour toute la ville. Les impôts locaux sont redistribués dans les quartiers où vivent les gens imposables ; ceux d’ici ne le sont pas, ils sont pauvres… À l’école du quartier, il n’y a pas de manuels, pas de papier toilette… »

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Holly Gray emploie dans son café des jeunes formés par Yo.

La philosophie de Holly : éviter de se mêler des histoires des jeunes ou de critiquer leur façon de vivre. « Le café (2) est une boisson qui rapproche les gens. Il n’y avait pas d’endroits conviviaux ici. Je voulais offrir du travail aux jeunes au milieu de qui je vivais. On me disait qu’ils étaient paresseux. J’ai mis un bout de papier sur lequel était écrit : “Nous recrutons sans expérience, sans diplôme, casier on s’en fout !” » La seule condition : qu’ils s’investissent. Cent cinquante gamins du quartier ont posé leur candidature. « Ça m’a attristé de ne pouvoir en prendre que trois… »

Cela fait maintenant six ans que l’établissement d’Holly tourne à plein régime. Des jeunes se présentent d’eux-mêmes, mais des ONG comme Yo, le système judiciaire ou les affaires sociales lui proposent également des candidats. Beaucoup de ceux qui postulent sont sortis très tôt du système scolaire et n’ont pas les codes requis pour travailler. « Je leur explique pendant une heure la philosophie de l’endroit, sans oublier que c’est un business ! Les gosses ne sont pas bêtes ici, mais ils ne savent pas comment y arriver, ils n’ont pas de modèle de réussite. Certains n’ont ni eau ni électricité à la maison pour cause de factures impayées… On leur apprend à se laver les mains, on leur offre un repas. Certains découvrent le goût des légumes. Ils apprennent à cuisiner. »

L’été, la période la plus compliquée pour encadrer la jeunesse, la municipalité a mis en place le programme YouthWorks (« la jeunesse travaille »), qui encadre plus de 8 000 participants de 14 à 21 ans. Yo est investi dans cette action municipale qui s’inscrit dans un programme fédéral nommé YouthBuild. Il s’agit de former et d’insérer professionnellement les jeunes décrocheurs, au chômage, mais aussi des ex-délinquants. Ces jobs de cinq semaines offrent une première expérience dans le monde de l’entreprise. À la fin, les plus âgés peuvent être embauchés, notamment dans les sociétés de travaux publics et de traitement des eaux qui parrainent ces camps.

Kerry Owings confie une anecdote. Son beau-père était hospitalisé et un aide-soignant était aux petits soins avec lui. En sortant d’une visite à son mari, sa belle-mère lui a rapporté que l’aide-soignant ne faisait que parler de lui. Il était passé par Yo. « Personne ne croyait en lui ! On lui avait apporté de la stabilité, un appui et des repères pour se construire. »


(1) Yo a trouvé du travail à 130 d’entre eux en 2017, et avait un objectif de 180 en 2018.

(2) L’établissement de Holly est un coffee-shop, qui ne sert pas d’alcool.

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