Hôtels meublés de Marseille : l’autre visage de l’habitat indigne

Après avoir hébergé pendant longtemps des populations d’ouvriers et d’immigrés, les « garnis », aujourd’hui en voie de disparition, se sont progressivement mués en espaces de relégation des populations fragiles.

Céline Regnard  • 14 mai 2019 abonné·es
Hôtels meublés de Marseille : l’autre visage de l’habitat indigne
© photo : Dans la rue d’Aubagne, au cœur du quartier de Noailles, où deux immeubles se sont effondrés en novembre 2018. crédit : Theo Giacometti/Hans Lucas/AFP

Voilà six mois que deux immeubles de la rue d’Aubagne se sont effondrés à Marseille. Ce drame est la partie la plus visible de l’« habitat indigne » (selon les termes de la loi de 2009). Il existe en effet un phénomène moins médiatisé : celui des hôtels meublés. En 2017, on en compte 73 à Marseille, dont les trois quarts se concentrent dans le Ier arrondissement, entre la gare Saint-Charles et le Vieux-Port, à Belsunce. Cette implantation centrale – qui fait figure d’exception aujourd’hui en France – s’inscrit dans un héritage ancien. Dès avant la Révolution, la location de « garnis » (ces chambres meublées louées à la nuit ou à la semaine, plus rarement au mois) caractérise le centre-ville.

À la fin du XVIIIe siècle, les établissements les plus modestes sont concentrés dans les ruelles étroites de la butte des Carmes, au sud de la porte d’Aix. Ils abritent une population volontiers qualifiée alors de flottante, constituée pour l’essentiel de la frange inférieure et mobile du monde ouvrier, mais aussi de manœuvres et autres porteurs indispensables à l’économie portuaire, ou encore de marchands et commerçants. Ce mode de logement est un sas pour l’entrée dans la ville : les chambres se louent souvent collectivement, en majorité à des étrangers, c’est-à-dire à des non-Marseillais, originaires pour la plupart du quart sud-est de la France, mais aussi à des Italiens, qui représentent 10 % des locataires. Très masculine et plutôt jeune, cette population se rend dans des adresses souvent connues à l’avance selon des logiques d’accointances sociales et professionnelles ou d’opportunités d’emploi. Mais le logement en garni représente aussi alors un mode d’habiter à part entière pour les classes populaires : les natifs de Marseille représentent 10 % des locataires.

À la fin du XIXe siècle, le nombre d’hôtels meublés et garnis a considérablement augmenté. On en dénombre près de 1 500 en 1876, répartis principalement dans trois secteurs : les Grands Carmes, ou ce qu’il en reste après le percement de la rue de la République, le Panier, à proximité du port et du quartier de prostitution, et Belsunce. Industrialisation et urbanisation entraînent une croissance démographique que ce mode de location permet d’absorber. Les Italiens représentent désormais la moitié des locataires, tandis que le prolétariat marseillais continue de s’y loger. Parallèlement, l’augmentation du trafic maritime et l’avènement des migrations internationales de masse font de Marseille une ville étape. Entre deux bateaux, les migrants élisent domicile dans des hôtels meublés. Au regard des premières normes légales datant du milieu du siècle, bon nombre de ces hôtels sont, de fait, insalubres. Mais les profits sont tels et les moyens des services de l’hygiène si dérisoires que la situation perdure jusqu’aux années 1980.

À Marseille comme dans la plupart des villes de France, les hôtels meublés sont aujourd’hui en voie de disparition. D’abord visés par des mesures ciblées, notamment par la mise en place des « périmètres de restauration immobilière » (PRI) dans les années 1990, qui ont abouti à la fermeture de plus de la moitié des établissements au début des années 2000, ils ont été inclus, depuis vingt ans, dans les politiques municipales de réhabilitation des îlots insalubres. Les hôtels meublés ayant maintenu leur activité accueillent aujourd’hui de moins en moins de chibanis, ces travailleurs maghrébins venus pendant les Trente Glorieuses, mais de plus en plus de populations vulnérables (femmes seules avec enfants, toxicomanes, mineurs isolés, demandeurs d’asile) en lien avec des organismes sociaux. Ils sont désormais une partie intégrante, mais régulièrement saturée et toujours insalubre, du système d’hébergement d’urgence.

La permanence des lieux d’implantation de cette économie du logement à bas coût ne doit donc pas masquer la nette évolution de leur fonction sociale. Les hôtels meublés, hier habitat commun pour le peuple des travailleurs, ou tremplin d’accès à la ville pour les migrants, se sont progressivement mués en espaces de relégation. La lutte contre l’habitat insalubre ne résout donc pas toujours le problème de l’accès au logement des populations sans ressources.

Céline Regnard est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université d’Aix-Marseille et chercheuse au CNRS, Telemme, Aix-en-Provence.


La voix d’une esclave

Non seulement les voix des esclaves sont rares, mais elles sont aussi difficiles à restituer pour l’historien. Souvent elles ne se font entendre que dans des sources qu’elles n’ont pas directement produites. C’est le cas ici, avec l’histoire de Páscoa, une esclave affranchie du XVIIe siècle, capturée en Angola puis emmenée au Brésil.

L’histoire est singulière. Páscoa a deux maris : le premier est resté en Angola, mais elle en a quand même épousé un second au Brésil. C’est pour ce crime de bigamie que l’inquisition l’arrête, et c’est grâce aux minutes du procès que Charlotte de Castelnau-L’Estoile peut faire entendre sa voix d’esclave, certes, mais aussi de femme noire. Un récit vrai qui nous saisit comme un roman, et une plongée dans la société esclavagiste brésilienne autant que dans l’intégrisme catholique du Portugal.

Laurence De Cock et Mathilde Larrère

Páscoa et ses deux maris. Une esclave entre Angola, Brésil et Portugal au XVIIe siècle, Charlotte de Castelnau-L’Estoile, PUF, 304 pages, 19 euros.

Idées
Temps de lecture : 5 minutes