Les anti-pesti creusent leur sillon

Dans toute la France, des milliers de citoyens s’engagent pour dénoncer l’utilisation massive des pesticides, défendre la biodiversité et provoquer une prise de conscience générale.

Vanina Delmas  • 15 mai 2019 abonné·es
Les anti-pesti creusent leur sillon
© 2 400 « pisseurs involontaires » de glyphosate ont testé leur urine. Ils et elles posent ici avec leur taux exprimé en nanogrammes par millilitre. ERIC CABANIS/AFP

Une cocarde coquelicot à la boutonnière et une petite pelle dans une main, quelques jardiniers amateurs ont profité d’un jour férié de mai pour semer collectivement des coquelicots dans les sols accueillants de Rouen. Au-delà du côté ludique de transformer une ville en temple de la biodiversité, les participants gardent en tête l’objectif pédagogique du mouvement Nous voulons des coquelicots. Lancée en septembre 2018, notamment par le journaliste Fabrice Nicolino, cette campagne pour l’interdiction de tous les pesticides de synthèse vise cinq millions de signatures en deux ans.

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Dans la capitale normande, les soutiens ont été immédiats – le groupe local Alternatiba, la mairie, Biocoop – et l’engouement des habitants visible : plus de cent personnes réunies chaque premier vendredi du mois devant l’hôtel de ville. « C’est intéressant de s’inscrire dans la durée, cela permet de mener beaucoup d’actions, d’informer de nombreuses personnes. On s’aperçoit que peu de personnes connaissent ce mouvement et sont réellement au courant des problématiques liées aux pesticides, analyse Loïc, un participant. Mais il faut tenir la distance, et réussir à sensibiliser de nouvelles personnes. » Ils essayent de donner la parole à des associations nationales comme Terre de liens, aux défenseurs des terres agricoles, ou locales, comme l’Association de défense et de promotion de cinq communes du plateau de Buchy (1), qui se bat contre une plateforme de stockage de produits phytopharmaceutiques sur la commune voisine de Vieux-Manoir. Le site, classé Seveso 2 – le plus haut niveau – est passé de 400 à 4 100 tonnes de produits stockés… essentiellement des pesticides.

Les messagers

Délivrer les bonnes informations sur les risques sanitaires et environnementaux des pesticides est d’autant plus nécessaire dans les régions où cette problématique est une pomme de discorde, voire un sujet tabou. Comme dans les vignobles bordelais. Sophie Itey a rejoint les coquelicots de Bordeaux en novembre : une vingtaine de personnes seulement veillaient devant la mairie. Elle a repris la page Facebook pour donner un coup de peps, mais la mobilisation reste faible. Peut-être l’ombre du lobby du vin. « Nous discutons beaucoup avec les passants, alors il arrive de tomber sur des personnes réfractaires. Mais ce sont surtout des messages envoyés sur la page Facebook qui nous accusent de faire partie du lobby du bio, ou d’être des militants d’organisations alors que nous sommes à 99 % des citoyens lambda », tient-elle à signaler.

Monsanto au pilori France 2 et Le Monde ont révélé qu’en 2016 Monsanto a fiché, via le cabinet de relations publiques Fleishman-Hillard, des centaines de journalistes, de scientifiques et de politiques français selon leur opinion supposée sur les pesticides, et en particulier le glyphosate. Établir un tel listing secrètement est illégal, passible de cinq ans de prison et de 300 000 euros d’amende. Bayer, qui a racheté la firme américaine, s’est excusé, et a précisé que de tels fichiers existent « très probablement » pour d’autres pays européens. C’est une nouvelle déconvenue pour Bayer, qui a racheté Monsanto en 2018. Elle s’ajoute à un troisième procès perdu aux États-Unis et celui en France face à l’agriculteur Paul François : le groupe chimique vient d’être condamné à verser deux milliards de dollars à un couple atteint d’un cancer attribué au Roundup. Pendant ce temps-là, Pierre Médevielle, sénateur UDI de Haute-Garonne, affirme tranquillement que « le glyphosate est moins cancérogène que la charcuterie ou la viande rouge ». Il est l’un des coauteurs d’un rapport d’information sur le travail des agences d’évaluation sanitaire et environnementale en France et en Europe.
La force du mouvement des coquelicots tient à la spontanéité citoyenne et à sa propagation dans les moindres coins du territoire français, comme au Blanc, dans l’Indre, où vit Martine Tissier. À 60 ans, cette amoureuse de la nature n’a jamais adhéré à une association mais a cultivé sa sensibilité écologiste dans sa maison à l’orée d’un petit bois. « Le rassemblement du 3 mai a mobilisé dix collectifs dans le département. Rien qu’au Blanc, nous étions une quarantaine et nous avons récolté 70 signatures ! », annonce-t-elle fièrement. Dans cette région rurale, décorée par de grands champs de céréales, le pari n’était pas gagné. Ateliers d’expression, fabrication de bombes à graines, pestiquizz distribué au café du coin, projet de collecte des bidons de produits phytosanitaires pour écouler les stocks des particuliers… L’envie d’agir des « coquelicotistes » n’a pas de limite. Certains deviennent de véritables vigies. « Ce mouvement redonne un pouvoir de décision aux gens. Il y a un bouillonnement, on sent l’envie de reprendre ce bien public qu’est la nature et qui a été détourné par des pratiques agricoles dévastatrices, comme arracher les haies », détaille Martine, fine observatrice de son environnement et investie au sein du plan paysage intercommunal lancé avec le parc naturel régional de la Brenne (2).

Les vigies

De nombreuses personnes se découvrent vigies écologiques et font remonter le fruit de leurs investigations à des associations de protection de la nature. France nature environnement (FNE) a développé l’application Sentinelles de la nature, un outil déjà testé en région Rhône-Alpes, pour cartographier les atteintes à l’environnement, mais aussi les initiatives positives. Des informations systématiquement vérifiées pour éviter les règlements de comptes entre voisins. « Nous n’appelons pas à dénoncer tel ou tel agriculteur, précise Arnaud Schwartz, secrétaire national de FNE et pilote du projet. Nous faisons du factuel, nous accumulons des données qui pourraient servir de preuves auprès des autorités pour faire changer les choses. » Le but est de faire évoluer les pratiques agricoles et faire appliquer le droit déjà existant en matière d’environnement. Parmi les 1 290 signalements, la plupart dénoncent des atteintes aux zones humides, des dépôts sauvages de déchets. En Bretagne, la campagne « Stop aux champs orange » – résultat de l’épandage de glyphosate qui n’a rien d’illégal pour le moment – a déclenché l’ire de la Fédération régionale des syndicats d’exploitants agricoles (FRSEA) de Bretagne contre Eau et rivières de Bretagne, à l’origine de l’opération.

Les enquêteurs

Cette association bretonne mène ce combat pour la sauvegarde du vivant depuis cinquante ans et n’a cessé de se renouveler. Dernièrement, des adhérents ont créé le groupe de travail Big Data pour croiser les innombrables données et cartographier l’état des eaux souterraines et de surface dans le Grand Ouest. Ils ont d’abord intégré les mesures officielles du ministère de l’Environnement, puis les résultats des stations de mesure de la zone, la localisation des bassins versants et les substances présentes dans les masses d’eau : pesticides, nitrates, phosphates, métaux lourds, médicaments… Conclusion : le glyphosate apparaît dans toutes les eaux brutes, au côté de centaines d’autres substances pesticides. L’occasion pour l’association de rappeler la toxicité de l’effet cocktail de ces produits.

Mais ces écodétectives ont ensuite voulu savoir d’où viennent ces pesticides. Ils se sont adressés à l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques, qui recense dans un dossier complet (3) tous les produits vendus, les substances qu’ils contiennent et la localisation des ventes. « Ils ont refusé en arguant le secret industriel, raconte Étienne Dervieux, l’un des bénévoles de Big Data. Nous avons saisi la Cada (4), qui nous a donné raison. » Ils ont notamment mis en évidence le cas de la ville de Redon (Ille-et-Vilaine), pour laquelle le point de captage d’eau potable se situe dans le canal de Nantes à Brest. « L’eau est filtrée grâce à du charbon pour la rendre relativement potable, mais le coût de cette dépollution est énorme !, détaille Étienne Dervieux. Comme c’est une eau de surface, nous avons observé le bassin versant en amont du point de captage et avons constaté que les ventes de pesticides à cet endroit sont importantes. » Alarmés par ces faits, 44 Redonnais ont fait tester leur urine, et rejoint la campagne des pisseurs involontaires de glyphosate.

Les pisseurs/Les plaignants

En août 2017, 21 Faucheurs volontaires ariégeois ont été jugés pour avoir aspergé de peinture des bidons de pesticides contenant du glyphosate dans des magasins. Pour leur défense, ils invoquent le principe de précaution et font analyser leurs urines : toutes positives. Face à la lenteur juridique, à l’inaction politique et au pataquès européen concernant le glyphosate, ils décident de lancer une campagne citoyenne d’analyse d’urine, car le glyphosate est le marqueur de la présence d’autres produits toxiques contenus dans les pesticides.

Fin 2018, 300 analyses avaient déjà été réalisées dans l’Ariège. Puis Toulouse, Lille, la Bretagne s’y sont mis. Aujourd’hui, 2 400 personnes dans 75 départements ont testé leur urine, et la majorité d’entre elles porte plainte. « Tous sont positifs au glyphosate, sauf deux personnes. Un groupe de scientifiques se crée en ce moment pour étudier tout cela car nous sommes en train de former la plus grosse cohorte d’Europe sur le sujet », indique Dominique Masset, l’un des initiateurs de la campagne glyphosate.

Le protocole est strict : il faut récolter la première urine du matin, à jeun, pour l’envoyer au même laboratoire en Allemagne, et garantir la cohérence des résultats. La procédure se déroule en présence d’huissiers et coûte 135 euros (5) si les participants souhaitent porter plainte, car après le constat vient l’action. La plainte pénale déposée pour mise en danger de la vie d’autrui, tromperie aggravée et atteinte à l’environnement « contre les personnes en responsabilité des firmes fabriquant des pesticides à base de glyphosate et contre celles en responsabilité des organismes ayant contribué à leur mise sur le marché pendant les 3e et 4e trimestres 2017 et le 1er trimestre 2018 ». Elle est individuelle, mais portée collectivement, par le cabinet d’avocats Tumerelle.

« L’objectif est de renvoyer la violence à ceux qui l’ont envoyée, de faire sortir de l’anonymat les responsables, car nous voulons des citoyens face à nous, ainsi que de mettre en garde leurs successeurs », résume le faucheur ariégeois, qui détenait le record de son département avec un taux de 3,4 nanogrammes par millilitre (3,4 ng/ml) alors qu’il est végétarien, mange bio depuis des années et ne vit pas au milieu de champs. Pour information, la norme européenne concernant l’eau potable s’élève à 0,1 ng/ml. Les missions citoyennes se croisent, se cumulent parfois car une fois informé, il est difficile de rester passif. La marche mondiale contre Monsanto – et autres fabricants de pesticides – du 18 mai réunira certainement tous ces défenseurs du vivant.


(1) Les cinq villages (Vieux-Manoir, Longuerue, Bierville, Pierreval et La Rue-Saint-Pierre) sont à une trentaine de kilomètres du centre de Rouen.

(2) Le parc naturel régional de la Brenne s’étend sur 51 communes de l’Indre.

(3) Fichier dénommé « Banque nationale des ventes réalisées par les distributeurs de produits phytosanitaires » (BNV-d).

(4) Commission d’accès aux documents administratifs.

(5) 85 euros d’analyse et 50 euros de frais de justice.

Écologie
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