Elaine Mokhtefi, ambassadrice des luttes

L’infatigable militante livre son témoignage du bouillonnement révolutionnaire et anticolonialiste de l’Algérie d’après 1962, entre anecdotes et grande histoire.

Olivier Doubre  • 5 juin 2019 abonné·es
Elaine Mokhtefi, ambassadrice des luttes
© photo : Les Black Panthers américains Eldrige Cleaver, David Hilliard et Pete O’Neal avec des représentants du FLN chargés des mouvements de libération, Alger, 1969.crédit : Bruno Barbey

Paris, 1er mai 1952. Une jeune New-Yorkaise, d’origine juive, assiste au défilé syndical Bastille-Nation. Elaine Klein est arrivée quelques mois plus tôt, après quatorze jours d’une traversée mouvementée sur un petit bateau néerlandais jusqu’à Rotterdam. Pancartes, banderoles se succèdent, indiquant les appartenances des manifestants par profession et organisation syndicale. Mais, soudain, le défilé s’achevant, des milliers d’hommes accourent pour y participer. « Je les revois encore, comme si c’était hier, courir après la manif ! » se souvient-elle aujourd’hui. Dans son livre de souvenirs, elle écrit : « Ils avançaient en cadence, les bras tendus […]. Sans discontinuer, de plus en plus passaient devant moi – jeunes, sombres, maigres et pauvrement vêtus. Ils ne lançaient pas de slogans, ne portaient ni drapeaux ni banderoles. C’étaient des ouvriers algériens. »

Arrivée avec une vision de la France « patrie-des-droits-de-l’homme », qui avait accueilli sans discriminer aussi bien les GI’s noirs que des intellectuels « de couleur » comme Richard Wright, Chester Himes ou James Baldwin, Elaine réalise, « ce jour-là, que les Français n’étaient pas aveugles à la couleur de peau ». Et d’écrire, soixante ans plus tard : « Voilà la première d’une série d’étincelles qui allait soulever et aiguiser ma rage. Quelque chose me faisait associer ces hommes maigres, basanés, qui couraient sur le faubourg Saint-Antoine, aux Noirs que j’avais observés, lorsque j’étais étudiante en Géorgie dans les années 40, errant sur les routes poussiéreuses du Sud. Des êtres rejetés, désespérés… Ils me touchèrent au plus profond. » Son regard sur la société française en est à jamais modifié. Même si Paris demeure pour elle la ville dont elle a rêvé, étudiante, celle de Proust, Flaubert, « Zola et Dreyfus » ou Cézanne, c’est d’abord « l’expérience du 1er mai [qui l’a] rendue attentive au grand nombre de travailleurs nord-africains dans Paris et aux alentours, […] dans des taudis insalubres, pourris, cachés, hors de vue des citoyens à la conscience tranquille »

Elaine a conservé un pied-à-terre à Paris, où elle vient deux fois par an, parfois pour exposer ses toiles dans une petite galerie non loin de là. Elle a vu changer la rive gauche, de quartier populaire à très chic aujourd’hui. Elle nous reçoit ainsi dans son petit appartement, qui en témoigne. Elle et son mari, Mokhtar Mokhtefi, ancien combattant de l’Armée de libération nationale, rencontré à Alger dans les années 1960, ont conçu ce logement, sous les toits, en achetant et réunissant trois chambres de bonne à la fin des années 1970.

Son livre de souvenirs est une succession de scènes qui, pour une bonne part, se situent au plus près de l’histoire, de l’Unesco à l’ONU, jusqu’aux ministères de l’Algérie indépendante. « Une vie d’aventures », écrit-elle. Engagée à Paris de plus en plus aux côtés des militants anticolonialistes, Elaine doit néanmoins gagner sa vie. Elle maîtrise assez vite le français, ce qui va lui ouvrir bien des portes en tant qu’interprète et traductrice. « À l’époque, très peu de gens parlaient deux langues. À Paris, dans les années 1950, personne ne parlait anglais. Je me suis donc trouvée au bon endroit au bon moment ! » Elle est engagée pour des congrès militants internationaux, dans les premiers États africains décolonisés ou en Inde, sillonne l’Afrique noire, d’Accra à Tunis, Dakar ou Dar Es-Salaam… Les liaisons aériennes sont incertaines et elle multiplie les rencontres, croisant des militants angolais combattant l’armée portugaise, de l’ANC en exil contre l’Afrique du Sud raciste, des compagnons de Lumumba, ou des ministres togolais, ghanéens, tout juste nommés, sans oublier les Vietnamiens qui guerroient alors contre les États-Unis. Le FBI et la CIA ne tardent d’ailleurs pas à la placer sur leurs listes noires, lui refusant des documents administratifs.

Un peu plus tôt, début 1960, rare anglophone proche des militants algériens, elle a accepté de travailler à New York au bureau du Gouvernement provisoire de la République algérienne. Il s’agit de sensibiliser à la cause et de préparer chaque débat annuel de l’ONU sur la « question algérienne ». Dans ce « bureau », un simple appartement situé près des Nations unies, elle rencontre la plupart des dirigeants du FLN. Elaine est ainsi chargée d’accueillir Frantz Fanon, qui doit s’exprimer devant l’Assemblée générale, mais, gravement atteint par une leucémie, il est finalement hospitalisé et s’éteint, à 36 ans, le 6 décembre 1961.

Elle atterrit en Algérie indépendante fin octobre 1962, dans un vieux Breguet, avec à son bord des ouvriers rentrant chez eux et incapables de remplir les cartes de débarquement, analphabètes comme alors la plupart de la population algérienne. « Je n’avais jamais mis les pieds en Algérie mais je m’“algérianisais”. Comment ne pas me sentir solidaire du nouveau pays qui avait tant affecté ma vie ? » Elaine s’installe alors pour plus de douze ans à Alger, la « capitale de la révolution », où tous les mouvements révolutionnaires du monde convergent. Comme interprète, l’Américaine est de tous les sommets, mais souvent davantage, comme lors du Festival culturel panafricain d’Alger, en 1969, dont elle est l’une des principales organisatrices, et qui accueille nombre de combattants et d’artistes africains ou états-uniens (comme Archie Shepp ou Miriam Makeba). L’Algérie est un carrefour militant, l’une des principales voix du tiers-monde en lutte, portée notamment par un certain Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères de 1963 à 1979. Elaine a bien connu « ce petit bonhomme, petit mais puissant », dès son arrivée à Alger.

Elle joue un rôle important lorsque certains dirigeants et militants du Parti des Black Panthers (BPP), activistes révolutionnaires « africains-américains », au premier rang desquels les célèbres Kathleen et Eldridge Cleaver, se réfugient à Alger. Le BPP subit une violente répression du FBI après 1968, et ses membres, issus des ghettos noirs, subissent les provocations de la police qui les attaque ou saccage leurs permanences. L’Algérie met à leur disposition une « ambassade » pour la « section internationale » du BPP, qui s’affaire à envoyer journaux et enregistrements de propagande jusqu’aux États-Unis, à une époque où les communications sont compliquées. La relation d’Elaine avec Eldridge Cleaver sera longue et mouvementée ; pour les ramener, lui et sa famille, à Paris, elle ira chercher des faux passeports en Allemagne chez des militants proches de la fameuse « bande à Baader »…

Car son long séjour à Alger va s’interrompre, après sa rencontre avec Mokhtar Mokhtefi, son futur mari, dirigeant du syndicat étudiant lié au FLN, puis d’une société d’État. L’une de ses collègues de bureau a épousé Ben Bella, président renversé en 1965 par le coup d’État militaire de Boumediene et retenu dans une résidence secrète : la Sécurité militaire convoque Elaine et tente de la questionner sur la jeune femme. Son refus, net, lui vaut d’être expulsée du jour au lendemain, mise dans un avion d’Air France alors que, sur pression du FBI (qui la considère comme « terroriste internationale »), elle est pourtant interdite de territoire français ! En moins de 24 heures, elle perd toutes ses affaires matérielles, tous ses amis et se retrouve seule à Paris. Sans Mokhtar. Celui-ci, devenu critique d’un régime de plus en plus policier, démissionne bientôt et la rejoint à Paris. Elaine ne remettra jamais un pied en Algérie…

Les temps deviennent difficiles à Paris. D’abord sans titre de séjour, le couple finit par être régularisé par l’entremise d’un élu giscardien, Bernard Stasi. Et par trouver une minuscule boutique rive gauche où Elaine, aidée par Mokhtar, vend des bijoux qu’elle crée. Ses créations connaissent un certain succès, puisqu’ils peuvent quelques années plus tard acheter une seconde petite boutique, à quelques pas de la place Vendôme.

Après vingt ans en France, les temps ont changé, le climat politique hexagonal se tend, glisse vers la droite. Mokhtar supporte de plus en plus mal la politique française vis-à-vis des immigrés. Déjà âgé, il ne subit pas lui-même le harcèlement de la police, mais voit quotidiennement les contrôles au faciès, dans le métro, dans les rues, aux carrefours. « Mon mari a été très affecté de voir le retour d’un certain racisme institutionnel en France. Comme, me disait-il, dans son enfance en Algérie coloniale », raconte Elaine. « Nous avons donc décidé de partir vivre à New York, vingt ans après nous être installés à Paris. » Et ils y resteront vingt ans à nouveau. Ils continuent à y militer pour la cause palestinienne, vont ensemble aux rassemblements contre la colonisation israélienne. Mokhtar meurt en 2015, à 80 ans. Entre-temps, Elaine s’est mise à peindre, lui à écrire des livres pour la jeunesse, sur les origines de la civilisation musulmane ou l’histoire du Maghreb. L’engagement n’a pas varié : l’émancipation des peuples, la lutte contre le racisme, la protection de l’environnement. On ne se refait pas !

Alger, capitale de la révolution. De Fanon aux Black Panthers Elaine Mokhtefi, La Fabrique, 288 pages, 15 euros.

Idées
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