« Être vivant et le savoir » : la question du départ

Avec Être vivant et le savoir, Alain Cavalier et Emmanuèle Bernheim ont fait un film ensemble, mais pas celui qu’ils envisageaient.

Christophe Kantcheff  • 4 juin 2019 abonné·es
« Être vivant et le savoir » : la question du départ
© crédit photo : Camera One

Alain Cavalier et Emmanuèle Bernheim avaient un projet : adapter Tout s’est bien passé, qu’elle a publié en 2013 (1). Elle y raconte comment son père, victime d’un AVC le laissant à moitié inerte et incapable de parler, a décidé d’avoir recours à l’euthanasie. Le cinéaste et l’écrivaine sont amis de longue date. Dans Tout s’est bien passé, il apparaît quand la narratrice a besoin d’une caméra pour enregistrer son père confirmant sa volonté d’en finir. Alain Cavalier lui a prêté la sienne.

On les retrouve dans l’appartement d’Emmanuèle Bernheim, le scénario en cours, alors qu’elle est en train de préparer à déjeuner. Auparavant, Être vivant et le savoir s’est ouvert sur une séquence qui ressemble à un avant-propos, où Alain Cavalier rend une visite d’adieu à une amie d’enfance atteinte d’un cancer. Elle aussi a choisi le suicide assisté. Ambiance funèbre ? Le nouveau film de l’auteur de L’Insoumis est pénétré par la présence du départ. Pour autant, on retrouve son esprit fait de facétie et de douceur, son attention aux petites choses, sa capacité d’émerveillement qu’il sait faire partager.

Dans le film qu’il envisageait avec Emmanuèle Bernheim, elle devait jouer son propre rôle et lui, celui de son père. Le cinéaste souffle quelques mots en voix off pour expliquer « cette attirance à être son père » : « Ma fragilité devant ma fin, même si elle n’est pas prochaine, […] une répétition générale, cela me rassurerait. »

On imagine que le principe de ce film aurait ressemblé à celui de Pater, mi-fiction, mi-documentaire. Ils font tourner, dans une soucoupe, une petite toupie à la forme harmonieuse ; elle tient longtemps en équilibre, persévérante. « Si notre film pouvait ressembler à cela, dit Alain Cavalier. Tout y est… »

Mais ce film n’existera pas, laissant place à un autre, celui auquel on assiste. Un accident de parcours : leur travail doit s’interrompre car on vient de découvrir un cancer à Emmanuèle Bernheim, qui doit subir d’urgence une chimiothérapie. Dès lors, Être vivant et le savoir va avancer au rythme de la maladie, celui des inquiétudes et des espoirs que les résultats thérapeutiques suscitent. Même si ces espoirs peuvent laisser envisager une reprise du projet, Alain Cavalier filme avant tout la précarité de la vie et la plénitude du présent. Une image simple va devenir extrêmement émouvante : le visage d’Emmanuèle Bernheim plein cadre, un turban sur la tête, son regard bleu ciel étincelant, mangeant une glace au réglisse. Cavalier s’arrête sur d’infimes détails. Sur ce qui semble immuable aussi, sans doute pour conjurer les mauvais sorts, comme cette chambre d’hôtel à Aix-en-Provence où il descend depuis quarante ans, toujours la même. Il filme aussi un oiseau blessé, qu’il espère avoir sauvé de la mort. L’animal tombe derrière une table – sale présage – puis volette jusqu’à un bureau – soulagement.

On touche de très près ici à la nature du « filmeur » – titre d’un de ses films – qu’est Alain Cavalier. On sait qu’il est un diariste, usant chaque jour de sa caméra. Plus encore, il est un filmeur de l’infilmable, comme on dit écrivain de l’indicible. Pas seulement parce qu’il ne peut tout enregistrer, pour des raisons physiques ou éthiques – il écrit alors ce qu’il a vu et le restitue à sa manière, en partie en voix off. Il tente, par des métaphores visuelles, de représenter le grand mystère, auquel on serait tenté de mettre un grand M. Par exemple, le combat que livre Emmanuèle Bernheim avec la maladie, face aux ombres de la mort. Il le met en scène, comme un tableau, à l’aide de courges, d’une citrouille vieillie et d’une figurine de bois aux allures de gisant. Alain Cavalier ne « fait » pas de poésie. Son arte povera est celui d’un primitif – terme qu’il utilise lui-même pour qualifier les cinéastes – en quête de la plus grande empathie digne d’un mortel, et avec toute la tendresse dont est capable un ami. « Emmanuèle me précède, dit-il. Elle me montre comment on peut y aller quand même avec une certaine grâce. » Est-il besoin de préciser qu’Être vivant et le savoir, au titre magnifique, laisse son spectateur ébranlé ?


(1) Gallimard, repris en Folio (2014). Être vivant et le savoir, Alain Cavalier, 1 h 22

Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes