Portrait(s) de l’Inde vernaculaire

Une équipe franco-indienne a collecté des photographies auprès de particuliers et de studios afin de constituer un fonds d’archives numériques de plus de 40 000 images, couvrant la période 1880-1980. Un vaste sujet d’étude.

Vanessa Caru  et  Zoé Headley  • 26 juin 2019
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Portrait(s) de l’Inde vernaculaire
© crédit photo : Stars archive_PVT Headley [CURRENT STUDIO_2015_00016]

Quiconque a déjà voyagé en Inde n’a pu que remarquer l’omniprésence, dans les espaces privés comme publics, des portraits photographiques, que ce soient ceux des ancêtres et des fondateurs dans les demeures familiales et les commerces, ou bien ceux des leaders politiques et des vedettes de cinéma ornant les rues et les carrefours. Pourtant, cette pratique si commune a peu été analysée.

L’étude de la photographie en Inde, où la technique arrive de manière précoce, dès les années 1840, est très largement caractérisée par son approche élitiste. L’attention des historiens s’est d’abord portée sur les collections les plus accessibles, issues des élites : élites coloniales, avec tout le corpus photographique produit par les administrateurs, les voyageurs et les colons britanniques, mais aussi les élites indiennes. Les cours princières se sont en effet vite converties à ce nouveau mode de portraiture.

Mais, contrairement à ce qui s’observe dans d’autres espaces coloniaux, les populations locales s’emparent très rapidement du médium. Des studios photographiques tenus par des Indiens ouvrent d’abord dans les grandes villes, puis dans les agglomérations les plus modestes à partir des années 1880. Pendant plus d’un siècle, ces studios restent l’unique moyen pour la majorité de la population indienne de se faire tirer le portrait. Alors que, dans les pays occidentaux, l’apparition au début du XXe siècle d’appareils destinés à un usage familial entraîne une certaine démocratisation de la pratique de la photographie, en Inde, les appareils et matériaux restent coûteux et réservés aux professionnels et aux classes les plus aisées.

Qu’une pratique aussi répandue ait jusque-là suscité si peu d’études s’explique en partie par l’accès difficile aux sources. Le problème est familier aux historiens et aux anthropologues qui travaillent sur les populations subalternes. Alors que les archives de l’État et des élites sont méticuleusement conservées dans des espaces dédiés, celles produites par les gens du commun font l’objet de peu d’attention et de préservation. Dans le cas de la photographie, la valeur marchande attribuée aux segments les plus socialement reconnus accentue encore cette différence de traitement. Souvent, après les décès, les portraits de particuliers sont ainsi acquis par des recycleurs qui font le commerce du bois et du métal des cadres, tandis que les archives des studios fermés sont vendues à des personnes qui lavent négatifs et plaques de verre pour extraire les sels d’argent, ce qui a conduit à la disparition de milliers de documents.

Le premier objectif de l’équipe franco-indienne du projet Stars a donc été de répondre à cette menace. Dépêchée dans les studios, chez les particuliers, dans les brocantes où s’entassent négatifs, plaques, cadres et tirages, une équipe de numérisation a pu constituer un fonds d’archives de plus de 40 000 images couvrant la période 1880-1980. La collection ainsi constituée est unique en Inde et offre une fenêtre privilégiée sur l’évolution des sociétés du sud de la péninsule.

De la mise en scène de soi et de son groupe social à la question de la culture matérielle en passant par la mise en portrait de l’enfance ou de la mort, les manières d’interroger ce corpus sont multiples et riches. Si l’influence des canons importés par la photographie britannique reste à interroger – surtout pour les classes les plus riches –, ces documents constituent également une archive vernaculaire unique, produite par et pour les populations locales.

Dans un contexte de réflexions croissantes sur la restitution des archives et des œuvres d’art spoliées durant la période de domination coloniale, une autre préoccupation majeure est de mettre cette archive à disposition de la société qui l’a produite. Outre l’ambition de rendre accessible ce patrimoine photographique à l’aide d’un site collaboratif bilingue anglais-tamoul, il est prévu d’organiser des ateliers de restitution auprès des (ex-)propriétaires de studios et des résidences d’artistes, afin qu’Indiens et Indiennes puissent revisiter et s’emparer de ce siècle de production photographique.

Référence du projet : https://stars.hypotheses.org.

Par Zoé Headley et Vanessa Caru / Chercheuses au CNRS


Saul Alinsky et la gauche égarée

Au début des années 1970, aux États-Unis, le magazine Playboy, pourtant bien connu pour avoir d’autres centres d’intérêt que la politique, publie un entretien avec l’activiste radical Saul Alinsky. Ce dernier y livre ses réflexions sur l’état du monde, ses urgences, et particulièrement sur le community organizing, forme radicale d’empowerment et de mobilisation collective pour lutter contre les dommages du capitalisme. C’était il y a quarante ans, mais il est difficile de ne pas y trouver des échos aujourd’hui. Ce texte diagnostique les turpitudes d’une gauche qui tourne le dos au peuple tant dans ses actes que dans ses formes d’engagement. C’est drôle, éclairant, et introduit par Yves Citton, qui rappelle à quel point tous les possibles de ce community organizing gagneraient à être mobilisés dès à présent.

Mathilde Larrère et Laurence De Cock

Entretien avec Saul Alinsky, Éditions du Commun, 114 pages, 11 euros.

Monde
Temps de lecture : 5 minutes
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