Algérie : le « système » au pied du mur

Depuis le 9 juillet, le gouvernement par intérim est illégitime. Le 5, le pays a connu une nouvelle mobilisation massive. La rue peut-elle l’emporter ? L’analyse de Redouane Boudjema.

Patrick Piro  • 10 juillet 2019 abonné·es
Algérie : le « système » au pied du mur
©photo : Alger, le 5 juillet, jour du 57e anniversaire de l’indépendance… et d’une manifestation monstre. crédit : FAROUK BATICHE/ANADOLU AGENCY/AFP

Jusqu’où le pouvoir algérien est-il en mesure de s’accrocher ? Alors que l’usure de vingt vendredis consécutifs de défilés commençait à se faire sentir, la mobilisation du 5 juillet, massive, pourrait faire date dans une révolution tranquille qui approfondit son sillon. En démontrant qu’il n’est aucunement saisi par la lassitude, le peuple met ce qui reste du système au pied du mur. La démission du président de l’Assemblée nationale, le 3 juillet, est considérée comme une péripétie. Et les arrestations d’anciens dignitaires du régime, qui se poursuivent, ne font pas plus illusion qu’il y a quelques semaines, interprétées comme des règlements de comptes internes au système. La rue réclame toujours avec force que partent ceux qui ont pris la place d’Abdelaziz Bouteflika, au premier rang desquels le général Ahmed Gaïd Salah, le chef de l’armée et véritable homme fort du pouvoir actuel.

La foule crie aussi « FLN dégage », ce qui revient symboliquement à fermer un cycle de cinquante-sept ans qui a vu le parti né de la guerre d’indépendance accaparer le pouvoir avec l’armée et les services secrets. La rue s’est investie d’une mission de reconquête de la liberté et de la justice, confisquées en 1962, qui résonnait d’autant plus fort le 5 juillet que la revendication concernait aussi les militants emprisonnés par un pouvoir qui s’est nettement raidi depuis quelques semaines. Et pour des motifs qui semblent de plus en plus ubuesques au regard du rapport de force imposé par la société civile.

Ainsi, un homme est en prison depuis plus de cinq mois pour avoir contesté sur les réseaux sociaux l’ambition de Bouteflika de briguer un 5e mandat, quelques jours avant la mobilisation générale du 22 février, qui a vu des millions d’Algériens reprendre cette protestation. Des manifestants qui brandissaient des drapeaux amazighs ont été interpellés – seul le drapeau algérien est toléré, selon le général Gaïd Salah. L’indignation a atteint son comble avec la mise en détention, fin juin, de Lakhdar Bouregaâ, 86 ans, héros de la guerre d’indépendance, poursuivi pour un grotesque « outrage à corps constitué et atteinte au moral de l’armée ». Pour Saïd Salhi, vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, « il ne peut y avoir de dialogue sans la libération des détenus d’opinion et des détenus politiques, sans l’ouverture du champ de l’exercice des libertés démocratiques et l’arrêt de la répression ».

Le pouvoir est également acculé sur le terrain institutionnel. Le chef de l’État par intérim, Abdelkader Bensalah, avait dans un premier temps invité la société civile à un dialogue national dont l’armée aurait été partie prenante. Il a finalement fait marche arrière, laissant en apparence la main à l’opposition politique pour faire des propositions pour une élection présidentielle qu’il n’est pas parvenu à organiser avant la date butoir du 9 juillet. Universitaire à Alger, Redouane Boudjema, militant « antisystème depuis toujours », commente la situation politique.

Après vingt vendredis de manifestations et une participation déclinante, la mobilisation du 5 juillet était attendue comme un test de la solidité du hirak – la contestation démocratique. Le pari est-il réussi ?

Redouane Boudjema : Incontestablement ! La mobilisation de la société algérienne a de nouveau été massive, et dans toute la diversité de ses composantes. Son intensité ne se dément pas. On a vu des gens occuper la rue dans les 48 wilayas [départements] du pays, y compris dans le Sud saharien, avec des enfants et des personnes âgées, par une température de 50 °C ! Le souffle de la mobilisation est intact.

Ce rendez-vous coïncidait avec la célébration du 57e anniversaire de l’indépendance. La rue semble désormais situer sa mobilisation dans la continuation d’un processus de libération qu’aurait interrompu la mainmise de l’armée et du FLN sur le pouvoir dès la chute du régime colonial français en 1962…

Les slogans sont très clairs, ils affirment que c’est « le moment de reprendre notre indépendance » confisquée par une pseudo-élite politico-militaire. J’ai vu pleurer des personnes âgées très émues qui me disaient que, après avoir connu la guerre de libération, elles espéraient désormais voir la reconquête de l’indépendance de l’Algérie avant de disparaître. Ces sentiments très forts vibrent à l’unisson de l’engagement de la jeunesse. Cette nouvelle génération porte la reconquête de l’espace public en reprenant le flambeau de la lutte contre la dictature, la confiscation du pays et la corruption structurelle : « Martyrs, reposez en paix, nous sommes là pour défendre votre mémoire ! » Les revendications d’aujourd’hui sont clairement inscrites dans une continuité historique.

Le régime, toujours en place malgré la destitution de Bouteflika, manie depuis quelque temps la répression, et crescendo. Comment la rue réagit-elle ?

Dans la panoplie de la répression, outre sa manifestation policière classique, on voit désormais se déployer un arsenal communicationnel fait de fausses nouvelles et d’un matraquage par les médias fidèles au système. La multiplication des « trolls » sur les réseaux sociaux en est un indicateur probant. Le pouvoir agite notamment des menaces fantasmées contre l’identité nationale, mettant en garde contre une fracturation de l’unité du pays qu’attiseraient des « minorités culturelles », c’est-à-dire surtout les Kabyles, très mobilisés. Le système joue avec le feu, créant ce que j’appelle de la « pollution symbolique » de l’espace public, par les torsions sémantiques, une perversion des mots pour les besoins de sa propagande.

Or la population a parfaitement décrypté le but d’une manœuvre organisée pour casser la mobilisation. Parmi les slogans, on peut lire « Non à la fitna », en référence à la guerre d’influence qui a éclaté après la mort du Prophète, génératrice d’un schisme politico-religieux. Depuis huit vendredis, on entend haut et fort à travers l’ensemble du territoire « les Kabyles sont nos frères, pas nos ennemis ». C’est un message puissant, éminemment significatif, et même extraordinaire : il traduit l’éclosion d’une conscience politique renouvelée portant une revendication inédite, la construction d’une nouvelle société algérienne multiple et démocratique où l’on ne veut pas faire de distinguo entre Arabes, Kabyles, Mozabites, etc.

Un « forum national pour le dialogue » s’est ouvert le 6 juillet à l’instigation du chef de l’État par intérim, Abdelkader Bensalah. Une voie de sortie de la crise politique ?

Nous sommes entrés dans une période de construction de « fausses solutions » proposées par ce que je nomme le « cheptel » (en référence au terme utilisé par le général Nezzar), aux contours flous et qui ne constitue pas à proprement parler une « classe » politique. Il s’agit de la réserve habituelle de personnels au service du régime. En dépit des apparences, ce « forum » en est une émanation. Organisé par une partie de l’opposition « autorisée », qui y a invité la société civile, et en dehors de la présence de l’armée et de l’État, il se place néanmoins dans le cadre de la Constitution et avec l’objectif d’organiser une élection présidentielle le plus rapidement possible. Ce sont donc les hommes en place qui organiseraient le scrutin et qui en prononceraient le résultat. En d’autres termes, c’est le développement du discours de l’actuel chef de l’État et du cheptel, qui visent au bout du compte la reproduction du système, moyennant quelques aménagements de forme…

Cette « opposition », qui partage depuis toujours des intérêts avec le pouvoir en place, se propose en quelque sorte d’assurer sa pérennité par le biais d’une sous-traitance politique. Elle en tirerait une légitimité interne au régime et, pourquoi pas, tenterait de faire élire un président faible sur lequel elle aurait prise, dans une tradition établie depuis l’indépendance. L’objectif de ces manœuvres étant de bénéficier d’une place à la table de la rente.

Même en dehors de ces organisations d’opposition formelle, certains partis « démocratiques » attendent aussi leur heure, et les figures emblématiques de cette portion du cheptel semble à l’affût pour jouer sa carte. Ainsi des islamistes du Mouvement de la société pour la paix, lié aux Frères musulmans : leur leader vient de sortir du silence pour critiquer la rue, qui, selon lui, ne voudrait pas la démocratie mais renverser le général Gaïd Salah.

Les Algériens se sentent aujourd’hui pris en otage par ce personnel aux ordres. C’est pourquoi l’opinion rejette avec vigueur toute élection aux mains d’un « gang » qui revendique la continuité des institutions dans le but de perpétuer le système. Je suis personnellement convaincu que l’on ne reconstruira pas l’Algérie avec le personnel politique actuel. Ceux qui défendent l’idée qu’il faut aller vite traduisent d’abord la crainte que le tsunami populaire, comme a été dénommée la mobilisation de vendredi dernier, les emporte avec les débris du système !

La société civile est-elle aujourd’hui en mesure de constituer un contre-pouvoir organisé, capable d’imposer son agenda ?

Elle ne donne pas du tout l’impression de céder, en tout cas, face aux tentatives du système, qui persiste à maintenir son emprise sur toutes les dimensions de la vie sociale et politique du pays. Il existe quantité de débats dans toutes les wilayas, des espaces de discussion ouverts, liés au monde de la culture, à la mobilisation des jeunes, organisés par des personnes neuves, surgies du mouvement. Des comités de citoyens se sont constitués. Mais ce n’est pas un sujet considéré par les porte-voix dominants. Alors on n’en parle pas, ou bien ces émergences sont la cible de campagnes haineuses qui dénoncent l’influence supposée d’« officines étrangères », des manœuvres visant à détruire l’État, la main de la France colonialiste, etc.

Le 9 juillet marquait l’entrée de l’Algérie dans l’inconstitutionnalité, puisque le -Président par intérim avait 90 jours pour organiser un nouveau scrutin présidentiel, et qu’il y a échoué. Que peut-il se passer ?

Le pouvoir a annoncé qu’il ne créerait pas le « vide », et que par conséquent Abdelkader Bensalah resterait en poste autant que de besoin. Le Président est donc illégitime depuis mardi 9 juillet minuit. Alors que le pouvoir s’est arc-bouté sur « le respect des institutions contre le chaos », le voilà en porte-à-faux vis-à-vis de son propre dogme ! Pour la société algérienne, cela démontre bien que la Constitution fait partie intégrante du problème. Gageons que cet imbroglio va renforcer l’argumentaire et la capacité de pression populaire. La société affirme avec constance qu’il n’y a pas d’issue dans une logique électorale sans contenu démocratique. Dans cette Algérie, qui renoue avec son histoire résistante, le défi à relever est intégralement, fondamentalement politique. Il s’agit ni plus ni moins, pour le peuple Algérien, de refonder l’État de droit.

Redouane Boudjema est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Alger-3.

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