Intimité politique

La correspondance (1945-1959) entre Albert Camus et Nicola Chiaromonte, antifasciste italien, montre leur positionnement idéologique progressiste et antistalinien pendant la guerre froide.

Olivier Doubre  • 24 juillet 2019 abonné·es
Intimité politique
© Albert Camus fut de ceux, peu nombreux, qui surent résister au diktat du choix entre blocs de l’Est et de l’Ouest.Usis-Dite/Leemage/AFP

Ils furent bien peu à tenter de résister au rouleau compresseur idéologique qui se mit en place dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, ou déjà quelque temps auparavant, quand le débat politique semblait se résumer partout sur la planète à l’opposition entre soutiens au plan Marshall et à la doctrine Jdanov (c’est-à-dire, pour ce deuxième cas, soutien inconditionnel au stalinisme et, du point de vue géopolitique, au bloc de l’Est). Une sorte d’impasse rationnelle, en somme.

Parmi ces « résistants » d’après-guerre, on peut compter George Orwell, Arthur Koestler, Carlo Levi, Mario Levi, Dwight Macdonald, Hannah Arendt, Mary McCarthy, David Rousset, Cornelius Castoriadis, Claude Lefort ou Claude Bourdet. Et, en tête de cette courte liste, inscrire les noms de Nicola Chiaromonte (1905-1972) et d’Albert Camus (1913-1960).

S’il est inutile de présenter l’auteur de L’Étranger, Nicola Chiaromonte est moins connu en France (et sans doute un peu oublié en Italie aujourd’hui). Après un premier engouement nationaliste – et anticonformiste –, Chiaromonte devint dès le début des années 1930 un antifasciste convaincu et rejoignit le groupe Giustizia e libertà (dont les deux principaux dirigeants, les frères Rosselli, furent assassinés en 1937 en France par des cagoulards, sur ordre de Mussolini).

Fuyant l’Europe occupée, Chiaromonte fait la connaissance de Camus en Algérie en 1941, avant de pouvoir s’embarquer vers les États-Unis, tandis que le futur Prix Nobel français (en 1957) rejoint la métropole et la Résistance, dirigeant bientôt le journal clandestin Combat, du groupe armé éponyme, où il rédige des éditoriaux historiques.

Les deux hommes se lient profondément et intellectuellement. Dès l’après-guerre, leurs lettres, en dépit de la longueur des échanges par avion ou par navire transatlantique, deviennent de plus en plus intimes, mais surtout politiques. Camus, ancien militant du Parti communiste algérien entre 1936 et 1937, et Chiaromonte, antifasciste réfugié à Paris dans les mêmes années, échangent comme intellectuels engagés, déjà prévenus de l’orthodoxie stalinienne. Tout leur espoir politique tient dans cette volonté de résister à la mise au pas dictée par Moscou et de construire une mouvance – de gauche – qui échappe au diktat du choix entre philosoviétisme et adhésion au « camp occidental » encadré par la CIA. L’espace rêvé est étroit.

Au fil de ces échanges magnifique, les deux hommes se rapprochent fortement, se confiant également sur leurs aventures extraconjugales – et les remords qui en découlent –, construisant une correspondance, d’abord très politique, des plus passionnantes.

Correspondance 1945-1959, Albert Camus et Nicola Chiaromonte. édition établie, présentée et annotée par Samantha Novello, Gallimard, 240 pages, 22 euros.

Idées
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