Le bac des uns et le bac des autres

Les Défricheurs et Les Bonnes Conditions : deux documentaires suivent des bacheliers avant et après l’examen pour interroger les choix d’orientation en fonction des données territoriales : les uns à Saint-Denis, les autres dans le 7e arrondissement de Paris.

Ingrid Merckx  • 25 juillet 2019 abonné·es
Le bac des uns et le bac des autres
© Crédit photo :nFREDERICK FLORIN / AFP

Période pré-bac. Ils témoignent face caméra de la perspective de l’examen et de leurs projets pour « après ». De la pression des parents, ou de celle qu’ils se mettent eux-mêmes. Ils ont le même âge, les mêmes préoccupations. Ou presque, car un fossé les séparent. Les lycéens des Défricheurs, documentaire de Fabien Truong et Mathieu Vadepied, sont élèves au lycée Paul-Éluard à Saint-Denis (93). Ceux du film de Julie Gavras, Les Bonnes Conditions_, sont en terminale à Victor-Duruy, seul lycée public du 7e arrondissement de Paris. Terminales des quartiers populaires et terminales des beaux quartiers, la lecture comparée de ces deux documentaires diffusés à la même période force la lutte des classes mais invite aussi à dépasser idées reçues et normes sociales.

Les deux films ont un parti pris similaire : suivre plusieurs jeunes sur plusieurs années. Les Défricheurs en suit trois pendant trois ans. Les Bonnes Conditions huit pendant sept ans. Ça n’est pas la même génération puisque les lycéens de Julie Gavras passent le bac en 2005 et ceux de Fabien Truong et Matthieu Vadepied plus de dix ans plus tard. Les premiers rouspètent contre le CPE (contrat première embauche). Les seconds sont à l’aube de la génération climat. Qu’importe. L’angle d’approche est celui de l’intime, du tête-à-tête bienveillant, de la plongée sous le capot de post-adolescents à ce moment charnière où ils doivent entamer leur professionnalisation. Les deux films s’attaquent à la fois aux données « territoriales » qui pèsent sur ces jeunes et aux mécanismes de reproduction sociale.

Orientation et barrières sociales

Les « gosses de riches » passent leurs vacances à crapahuter avec leurs parents tout autour du globe. Ils font de l’escrime, de l’équitation, des arts plastiques, écoutent de l’opéra, ont des activités tous les soirs, des journées surchargées. Mais l’une (Victoria : les prénoms ne sont divulgués qu’à la fin), dévorée par les angoisses est restée un an enfermée chez elle à l’âge de 10 ans. Et l’année du bac, elle doit subir une lourde opération du dos. L’autre (Clotilde) tombe malade en terminale et doit passer l’examen en septembre après de alertes aux urgences et trois semaines en psychiatrie avant qu’on lui découvre une maladie auto-immune qui tue ses défenses immunitaires, « phénomène d’auto-destruction », lâche-t-elle, stoïque. L’autre (Christophe) considère que son père, bijoutier comme ses deux grands-pères, est « mort pour lui ». Une quatrième (Marie) dit avoir du mal à imposer une carrière de musicienne dans une « famille très bourge, trop ! ». Filmés dans leur chambre le plus souvent, en plans fixes, ils sont touchants de sincérité, de volonté de bien faire, de lucidité sur leur carcans, leurs limites : « On m’a élevée à devenir une femme bourgeoise. » Ils visent Science Po, Mines, Ponts et Chaussées, Centrale, droit, médecine…

À Saint-Denis, Faïda, Brandon et Amine (leurs prénoms sont annoncés rapidement) veulent faire droit, prépa commerce et Staps. Ils quittent leur ville pour faire leurs études. Brandon, installé dans un internat réussite dans le 16e, va au théâtre et à l’opéra. Faïda revient régulièrement à Saint-Denis et s’y sent chez elle, même si elle n’envisage pas forcément d’y vivre. Quand Brandon et Amine sont interviewés en même temps deux ans après le bac, ils font des commentaires sur le parcours de l’autre, sur les changements (y compris vestimentaires) qu’ils observent, sur la manière dont ils ont atteint ou pas ce qu’ils visaient alors. Le réalisateur Mathieu Vadepied et Fabien Truong, sociologue et auteur de Jeunesses françaises, bac+5 made in banlieue, explorent transition et construction, et interrogent finement les liens entre choix d’orientation et barrières sociales. Ils sont filmés chez eux, dans leur cadre de travail : bibliothèque, salles de cours, dans la rue. L’extérieur entre dans le champ.

« Partis avec de l’avance »

Quand l’un des lycéens de Saint-Denis confie qu’il croise des étudiants du 95 ou « de Janson », « partis avec de l’avance », la barrière invisible devient palpable. Distincts au lycée, les quartiers populaires et les beaux quartiers se croisent parfois sur le banc de la fac, ou des prépas. Et d’aucuns mesurent alors les dessous de l’égalité des chances. Pas d’acrimonie dans Les Défricheurs, mais une volonté de tracer son chemin. Les jeunes des Bonnes Conditions ne comprennent pas les manifestants contre le CPE. L’une fait un stage d’« ouvrier », dans un entrepôt Vuitton, « parce qu’on sera amenés à en diriger ». On leur répètent qu’ils seront les décideurs de demain. Ce qui ne semble pas les émouvoir. Les seules à détonner sont la guitariste Marie, et Victoria, la fan d’opéra qui travaille chez McDo et dit ne pas tenir aux valeurs bourgeoises. Lesquelles l’aideront néanmoins à prendre son indépendance dans l’appartement de sa grand-mère décédée, et à entrer dans la vie active.

Les parents apparaissent parfois dans le film de Mathieu Vadepied et de Fabien Truong. Plutôt en soutien, témoignant de leurs attentes, de la nécessité de s’investir. Dans Les Bonnes Conditions, ils sont très présents dans les discours, et déterminants sur le volet logement et intégration professionnelle, mais absents à l’image.

Dans Les Défricheurs, les uns parlent de frères en prison, de deals, d’un gars de la cité qui a pris une balle. Dans Les Bonnes Conditions, on évoque plutôt des soirées avec de la coke, « plus il y a d’argent plus il y a de drogue », on ne sait pas bien expliquer ce que font les parents, sauf la fille de ce directeur financier qui estime que son père s’ennuie et que ce travail « ne lui laissera rien, aucune trace… ».

Travail, argent, santé, réussites, échecs, tous ces jeunes s’expriment avec un petit accent local. Sauf Marie et Faïda peut-être, qui déjouent les modes langagières. La force des Défricheurs, c’est aussi d’observer le retour d’expérience de Faïda, Brandon et Amine face à de futurs bacheliers, à la place qu’eux occupaient trois ans plus tôt, au début du film, dans un esprit de parrainage, de transmission. La force du film de Julie Gavras, c’est de tenir la longueur sur 13 ans, où l’on se plaît à « voir grandir » et à noter les changements, de look et d’espoirs. Dans Les Défricheurs, les guides sont ainsi plutôt les « grands frères », dans Les Bonnes Conditions, la famille, modèle ou contre-modèle.

Diffusé la première fois sur France 3 Ile-de-France le 10 juin, Les Défricheurs est encore visionnable sur France TV en replay jusqu’au 31 juillet. Les Bonnes Conditions est disponible sur Arte replay.

Les Défricheurs, Mathieu Vadepied et Fabien Truong, 52 minutes.

Les Bonnes Conditions, Julie Gavras, 125 minutes.

Cinéma
Temps de lecture : 6 minutes