Proust : Un Goncourt inattendu

Thierry Laget relate la bataille littéraire épique qui verra Proust récompensé en 1919 face à Dorgelès et son récit des tranchées.

Olivier Doubre  • 3 juillet 2019 abonné·es
Proust : Un Goncourt inattendu
© photo : Juste après la Grande Guerre, c’est un romancier réformé qui obtient le prestigieux prix.Collection Particuliere Tropmi / crédit : Manuel Cohen/AFP

L’auteur n’hésite pas à parler d’« émeute ». Comment imaginer qu’au lendemain de la boucherie des tranchées, qui dura quatre longues années, et surtout dans le délire nationaliste de 1919, dont le slogan principal est « l’Allemagne paiera ! », le prix Goncourt irait à un romancier réformé (donc n’ayant pas combattu), juif, homosexuel, fort riche, déjà âgé, qui raconte (entre autres) les salons à la mode de la Belle Époque avant-guerre ? En face, durant des mois, le favori des jurés a été Roland Dorgelès, l’auteur des Croix de bois, journaliste (plaisant donc à la presse) et ancien poilu, auteur d’un énième « roman de guerre » aux accents forcément patriotiques, comme la France en produit des centaines dans cet immédiat après-guerre.

Deux camps s’affrontent donc férocement, qui, au-delà des affinités et amitiés littéraires dans un milieu encore plus restreint qu’aujourd’hui, deviennent bientôt politiques. Avec des surprises par rapport à nos clivages contemporains. En effet, la droite va soutenir Proust, emmenée par Léon Daudet, certes ami d’enfance de celui-ci mais surtout antisémite et antidreyfusard virulent, nationaliste et antigermanique viscéral. La gauche, elle, de L’Humanité au Journal du peuple, tous deux alors socialistes, n’a d’admiration que pour Dorgelès, qui conte les affres de la guerre vécue par le peuple français et la saignée subie, jusqu’à la victoire à peine un an auparavant. Certes, l’extrême gauche considère le livre de Dorgelès comme peu engagé contre la guerre, préférant de loin le superbe ouvrage (antimilitariste) d’Henri Barbusse Le Feu, déjà primé en 1916 par le Goncourt…

Spécialiste de Proust, romancier, traducteur d’italien et membre de l’équipe de Jean-Yves Tadié, qui a conçu l’édition de la Recherche dans La Pléiade (et dirige la publication du présent livre), Thierry Laget retrace d’abord l’histoire de la création du prix voulu par Edmond de Goncourt, inscrit par celui-ci dans son testament à la veille de sa mort, doté d’un fort pécule et devenu presque immédiatement le plus prestigieux des centaines de prix littéraires qui se multiplient dès la fin du XIXe siècle et le début du XXe.

C’est là un livre passionnant, qui a le grand intérêt de nous dévoiler les furieuses intrigues autour du fameux prix, nées quasiment dès son apparition dans la « République des lettres » hexagonale, mais aussi le formidable pouvoir de la presse écrite à l’époque et de critiques littéraires friands autant de bons déjeuners que de gossips du monde de l’édition. Un livre, surtout, qui narre un affrontement épique méritant ô combien la qualification d’« émeute littéraire », avec des réflexes politiques et partisans bien éloignés des nôtres aujourd’hui.

Proust, prix Goncourt. Une émeute littéraire Thierry Laget, Gallimard, 272 pages, 19,50 euros.

Idées
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