« Le nouvel anarchisme est au diapason de notre époque »

Pour le politologue Francis Dupuis-Déri, les mouvements autonomes incarnent l’espoir concret d’une société plus juste autant que la rage face au réel.

Vanina Delmas  • 28 août 2019 abonné·es
« Le nouvel anarchisme est au diapason de notre époque »
© crédit photo : Sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, en 2013.JEAN-SEBASTIEN EVRARD/AFP

Depuis les années 1990, Francis Dupuis-Déri observe et analyse les stratégies et modes d’actions des mouvements sociaux en France et en Amérique du Nord. Lui-même membre de groupes comme la Convergence des luttes anticapitaliste (Clac) ou le Village alternatif anticapitaliste et antiguerre (Vaaag), il a pu saisir la complexité des relations entre militants et faire l’expérience de mobilisations telles que le G8 d’Évian en 2003 ou le G7 tenu à Québec l’année dernière. Universitaire à Montréal, il déconstruit habilement, dans ses travaux, les préjugés sur les anarchistes, les black blocs et les zadistes. Dans son nouvel ouvrage, il montre les liens de filiation entre tous ces mouvements hautement politiques.

Qui sont les « nouveaux anarchistes » ?

Francis Dupuis-Déri : J’essaye justement de montrer que ceux que l’on appelle ainsi ne sont jamais si nouveaux que ça. En tant qu’individus, ce sont souvent des personnes de la nouvelle génération, mais concernant les pratiques, qu’ils en soient conscients ou non, ils reprennent des modes d’organisation et d’action des générations précédentes. Par exemple, les groupes d’affinités étaient déjà utilisés par les anarchistes espagnols de la fin du XIXe siècle.

Depuis le milieu et la fin des années 1990, des sociologues et politologues s’intéressant aux mouvements sociaux et aux systèmes d’élection des militants et militantes ont constaté que l’engagement politique avait tendance à prendre de nouvelles formes. Ce qui peut expliquer l’abstention électorale : les gens se méfient davantage, se reconnaissent moins dans les partis politiques ou les organisations plus classiques, syndicales ou militantes, mais ils cherchent des espaces pour s’engager, car ils sentent l’urgence, veulent exprimer leur colère, retrouver des personnes avec qui lutter…

Ces espaces sont souvent construits sur des principes anarchisants, fonctionnant sans chef, par affinités, souvent par consensus, refusant la représentation. Ces tactiques sont reprises, parfois réinventées, car elles témoignent encore d’une certaine efficacité aujourd’hui, dans des contextes différents ou similaires. Ce « nouvel anarchisme » est bien au diapason de notre époque politique.

Quels liens établissez-vous entre le mouvement altermondialiste et ces « nouveaux anarchistes » ?

Je ne dis pas que le mouvement altermondialiste de la fin des années 1990 n’était composé que d’anarchistes. Au contraire, ceux-ci y étaient plutôt minoritaires. Mais la structuration du réseau, les modes d’action et d’organisation étaient plus anarchisants que ce que les observateurs ont bien voulu admettre. L’altermondialisme semble appartenir à une histoire de la génération précédente pour les vingtenaires, mais cet héritage continue d’exister. J’ai l’habitude de dire – de façon un peu grandiloquente – que ce mouvement était le prophète qui annonçait que poursuivre la mondialisation de la même façon provoquerait des crises. Quinze ans plus tard, la catastrophe est arrivée.

Aujourd’hui, ceux qui se mobilisent ne sont pas seulement des militants et militantes : ils sont surtout en colère. Vous en avez un exemple extraordinaire en France avec les gilets jaunes. En Grèce, en 2010, la foule qui descendait dans les rues n’était pas seulement composée de groupes du Parti communiste ou du mouvement anarchiste, mais aussi de personnes frappées de plein fouet par la crise économique. Même chose en Espagne, avec les réseaux défendant les familles qui perdent leur logement. Les « gens ordinaires » se politisent parce que, quinze ans après le mouvement altermondialiste, la crise a frappé un peu partout.

Cet anarchisme est-il présent partout sur la planète ?

La Grèce, l’Espagne et la France sont des pays où le dynamisme de l’anarchisme est plus saillant depuis plusieurs années. En France, il est souvent associé à ceux qui défendent les ZAD, qui mènent des actions contre les boucheries, ou encore au fameux black bloc présent dans le cortège de tête pendant les mobilisations contre la loi travail en 2016 – même si le black bloc existe à Berlin depuis la fin des années 1970. Mais ça bouge aussi beaucoup aux États-Unis, avec les mobilisations contre Donald Trump et ses alliés. En Amérique latine, au Brésil par exemple, de nombreux activistes anarchistes défilaient lors des grandes manifestations contre la vie chère en 2013. Les anarchistes sont des contestataires, des rebelles, on pourrait même dire qu’ils se sentent étrangers au monde dans lequel ils vivent, et ils agissent en réaction à une situation révoltante.

Et au Québec, où vous vivez ?

À Montréal, le mouvement anarchiste est particulièrement dynamique si on le compare au reste de l’Amérique du Nord : le Salon du livre anarchiste est considéré comme l’un des plus importants du continent, et des collectifs principalement composés d’anarchistes s’opposent depuis plus de vingt ans aux violences policières et aux prisons. Tous les 31 décembre, vers 18 heures, ils organisent un charivari avec fanfares, tambours et feux d’artifice devant des centres de détention de personnes menacées d’expulsion. Même s’il fait - 30 °C, on s’habille chaudement pour aller faire la fête devant ces centres, et chaque année il y a au moins 150 à 200 personnes.

Est-il possible d’expliquer ce dynamisme anarchiste à un tel endroit ?

C’est toujours un peu difficile de trouver des raisons concrètes. Au Québec, le mouvement étudiant est politisé, assez radical, et forme des anarchistes, donc il y a une sorte de renouvellement des générations anarchistes par les étudiants. Montréal a longtemps été une ville où le coût de la vie était très bas, donc vous aviez du temps pour faire de la politique. Il y a aussi un brassage d’idées et de rencontres politiques avec les traditions plus françaises, via des militants et des militantes qui ont voyagé, sont passés à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou ailleurs, ont manifesté en France… Mais le contact avec le réseau anglophone des États-Unis crée aussi une effervescence en termes de pratiques et de débats. Enfin, il y a eu des événements militants importants dans les quinze dernières années à Montréal, qui ont structuré le développement du courant anarchiste : du sommet des Amériques en 2001 jusqu’aux grèves étudiantes de 2012.

Le sous-titre de votre livre est « De l’altermondialisme au zadisme ». Comment analysez-vous ces zones à défendre ?

Les ZAD font écho aux campements autonomes temporaires des années 1990, notamment lors des rassemblements des contre-sommets – Porto Alegre, Annemasse en 2003… –, qui reprenaient les pratiques des mouvements No Border. Les zadistes réussissent à pérenniser des actions, chose que le mouvement altermondialiste ne parvenait pas à faire. C’était d’ailleurs un des reproches formulés à son égard : le « summit upping », c’est-à-dire le fait de sauter de sommet en sommet sans jamais s’inscrire dans des réalités locales ou sur le long terme, voire de faire du tourisme militant. Même si le mouvement créait également des structures plus permanentes un peu oubliées aujourd’hui avec Facebook et les réseaux sociaux, comme les plateformes Indymedia, très importantes en termes de médias indépendants. Les ZAD, ce ne sont pas seulement des espaces militants, ce sont des espaces de vie !

Une critique récurrente envers le mouvement altermondialiste est son côté prévisible : des manifestations de rue pendant les grands sommets.

La critique est sensée : ce n’est pas en protestant contre les sommets qu’on arrête le capitalisme. Mais c’est pendant ces moments que les élites ont décidé des premières mesures d’austérité et de réduction des services publics tout en brandissant le spectre de la mondialisation. Les altermondialistes ont donc cherché cette mondialisation pour lui régler son compte, et ces sommets en sont l’incarnation ! Au fond, c’est un peu l’élite politique des années 1990 qui a provoqué le mouvement altermondialiste. Le symbole demeure, mais les mobilisations sont moindres. En 2018, le G7 s’est déroulé à vingt kilomètres de Québec, mais à peine 2 000 personnes ont défilé.

La cible elle-même est en cause : ces sommets n’ont peut-être plus le même sens aujourd’hui, la colère n’est plus dirigée explicitement contre eux. Pourtant, ils sont toujours des spectacles organisés par l’élite pour se retrouver, avec beaucoup de protocole, de médias, de discussions, mais sans énormément de prises de décision. Et c’est pour cela qu’il est facile de les déstabiliser, d’organiser un contre-spectacle, de détourner les projecteurs de l’élite pour les ramener vers les gens qui manifestent.

Vous définissez l’anarchisme comme une boussole éthique. Que voulez-vous dire ?

C’est un mouvement social, militant, une philosophie politique, mais aussi une sorte de morale. Dans ce sens, il peut être perçu comme une boussole éthique sur laquelle les points cardinaux seraient remplacés par des principes que l’anarchisme a en partage avec d’autres philosophies politiques de la modernité occidentale, comme le républicanisme, le libéralisme ou même, à la limite, le socialisme : liberté, égalité, solidarité, sécurité. Mais de façon plus radicale. Dans le républicanisme, ces principes sont inscrits au fronton des mairies et médiatisés. D’ailleurs, Emmanuel Macron l’a rappelé aux gilets jaunes : la République s’incarne par l’élection de représentants, y compris d’un président, et la souveraineté du peuple passe par lui.

Les anarchistes gardent l’espoir de pouvoir mettre en pratique ces principes concrètement dans leurs relations avec les autres, que ce soit dans la vie privée, publique ou collective. Je pense que c’est aussi pour cela que les anarchistes sont toujours dans l’autocritique, les débats entre eux : l’exigence morale est très élevée. Comme aujourd’hui nous suivons des modes de vie, des normes étrangères ou contraires aux principes anarchistes, ils se retrouvent souvent en contradiction avec leurs principes fondamentaux.

Mais le grand public et la plupart des médias ignorent souvent la dimension philosophique de l’anarchisme…

Les anarchistes n’ont jamais eu bonne presse et ont toujours été identifiés au chaos. Dans les journaux et documents datés du XIXe siècle, ils étaient souvent considérés comme des êtres dégénérés. Des études en criminologie prenaient des crânes d’anarchistes morts pour identifier les profils des criminels, car les experts de l’époque disaient que leur morphologie et leur physiologie étaient les mêmes !

Divers principes anarchistes considérés comme répugnants par les républicains et libéraux de l’époque sont désormais inscrits dans la loi et considérés comme allant de soi : l’école mixte, par exemple, imposant l’idée que garçons et filles doivent avoir la même éducation. Les anarchistes avaient l’audace de proposer des choses jugées scandaleuses, comme l’amour libre ou la suppression du travail des enfants… Certains, tels Louise Michel ou Élisée Reclus, étaient végétariens ou pratiquaient le nudisme. En France et aux États-Unis, des anarchistes ont fait de la prison car ils considéraient qu’on pouvait parler de viol conjugal. Si l’on suit cette logique, peut-être que dans cent ans on trouvera ridicule de voter pour des politiciens.

Les anarchistes sont ramenés à la violence dans notre société. Est-ce une question qui faisait et fait débat chez eux ?

Il y a toujours eu un courant dogmatiquement non-violent pour des raisons morales, et même par une sorte de raisonnement logique : l’anarchisme est contre la domination des uns sur les autres, or la violence est la mise en forme d’une volonté de domination. Mais d’autres se disent que, dans la situation actuelle éminemment inégalitaire, une sorte de violence révolutionnaire est légitime. C’est un débat dans lequel les deux positions peuvent sembler logiques selon les prémisses de la réflexion.

Ce qui est sûr, c’est qu’en 2019 la violence anarchiste est symbolique : on est réduit à briser des vitrines de banques dans les grandes villes. Dans l’histoire de l’Europe, sur les cent cinquante dernières années, c’est la plus basse forme de violence. Techniquement, c’est de la violence matérielle, mais, au regard du contexte des luttes européennes, des luttes sociales, et je ne parle même pas des guerres, ce n’est pas grand-chose.

Vous concluez votre livre sur les anarchistes d’aujourd’hui comme incarnation du « principe de désespérance ». Qu’est-ce que cela signifie ?

C’est une innovation, un commentaire plus personnel. Je pense que nous sommes dans une période civilisationnelle, historique et politique où le rapport de force est totalement déséquilibré en faveur des plus favorisés, que ce soit l’État, la propriété privée ou la bourgeoisie. Avec une classe moyenne semi-conservatrice qui cherche ses moyens d’expression politique et n’a pas trouvé de canaux politiques pour s’exprimer. En face, une extrême gauche en miettes, très faible par rapport à ce qu’elle a été il y a deux ou trois générations. Avec la remontée de l’extrême droite, c’est encore plus désespérant.

En discutant avec des personnes qui ont connu notamment les années 1960, j’ai pris conscience de la disparition du mot « révolution ». Il y a cinquante ans, les groupes d’extrême gauche parlaient de révolution dans tous leurs pamphlets en Italie, en France et au Québec. Il y avait aussi le modèle de la révolution chinoise, algérienne, cubaine, des Palestiniens… L’espoir révolutionnaire était là. Dans les livres ou brochures militantes publiés aujourd’hui, le mot n’est quasiment pas présent.

Les citoyens réalisent que nous ne sommes pas dans un contexte permettant une transformation fondamentale du système. La crise climatique en donne un bon exemple. L’État et le capitalisme sont responsables de ce qui est en train de se passer au niveau environnemental, nous sommes à un niveau de catastrophe inimaginable, mais le système est vraiment bien enraciné, structuré, protégé. Si vous vous situez dans une perspective critique du système, anticapitaliste ou antiétatique, il y a là quelque chose de désespérant. Mais est-ce que ce désespoir mène à l’apathie ou à l’action avec une sorte de rage du désespoir ? Je suis plutôt du côté de cette rage du désespoir qui incite à agir.

Francis Dupuis-Déri Professeur de sciences politiques à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’Université du Québec, à Montréal.

Les Nouveaux Anarchistes. De l’altermondialisme au zadisme, Francis Dupuis-Déri, Textuel, 160 pages, 15,90 euros.

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