École : l’assaut des technos

Philippe Champy enquête sur les prises de pouvoir au sein de l’Éducation nationale à partir des manuels scolaires, de l’emprise des neurosciences et des menaces sur la liberté pédagogique.

Ingrid Merckx  • 4 septembre 2019 abonné·es
École : l’assaut des technos
© crédit photo : Bertrand GUAY / AFP

Absence de dialogue inédite, dénonçait mi-juillet Frédérique Rolet, secrétaire nationale du Snes, en évoquant les relations entre Jean-Michel Blanquer et les organisations syndicales enseignantes. « Il ne répond à aucun message. » Deux mois plus tard, le ministre de l’Éducation défend la revalorisation du métier d’enseignant et prône le dialogue avant tout. Changement de stratégie ? « Pure com’ ! », s’exclame Philippe Champy. Ingénieur à l’Institut national de recherche pédagogique pendant quinze ans, puis directeur des éditions Retz pendant plus de vingt ans, cet « observateur engagé » de l’école, désormais à la retraite, reconnaît en le ministre actuel un « grand communicant ».

Dans son essai Vers une nouvelle guerre scolaire (1), il s’attache à comprendre les luttes et les prises de pouvoir au sein de l’institution. Et son constat est sans appel : ce sont les « technos » qui pilotent l’école, instrumentalisant les neurosciences et le numérique pour la « reformater ». L’évolution du système scolaire est ainsi parfaitement en phase avec celle du régime présidentialiste de la Ve République. Désormais, les principaux responsables sont « façonnés par le néo-libéralisme » et non plus préoccupés par le service public et l’intérêt général.

La « guerre technocratique » qu’ils mènent se caractérise par l’omniprésence de l’évaluation et une défiance marquée à l’égard des enseignants, à qui on laisse entendre qu’ils « n’utilisent pas les bonnes méthodes ». Ce qui justifie le recours à des experts externes comme certains neuroscientifiques et les membres d’Agir pour l’école, « expérimentateur agréé » de Jean-Michel Blanquer. Soit une association en lien avec l’Institut Montaigne, think tank de l’assureur mondial Axa, et qui développe pour l’école un projet de conquête en partant de l’apprentissage de la lecture…

Cette nouvelle guerre scolaire menace la liberté pédagogique, pilier de l’école républicaine. Philippe Champy retrace donc l’historique de cette notion presque aussi méconnue que le système de conception des manuels scolaires en France. Sous le feu récurrent des critiques en tout genre (contenu et poids !), le manuel constitue pourtant un totem de l’école républicaine, rappelle-t-il. « Une nouvelle tendance soupçonneuse est apparue », qui tend à considérer le manuel non plus comme une « œuvre de création » réalisée par des auteurs choisis par des éditeurs qui pistent les meilleurs en tenant compte des contraintes institutionnelles qui encadrent le secteur, mais « comme un simple objet de consommation issu de l’industrie, au même titre que les fournitures scolaires ».

Cela pose surtout la question du contrôle de l’édition scolaire quand la liberté pédagogique, telle que pensée par Jules Ferry et Ferdinand Buisson sous la IIIe République, plaçait en tête la liberté de produire. « Un manuel n’est qu’une des interprétations, qu’une des lectures possibles du programme officiel », rappelle Philippe Champy en se référant à Ferdinand Buisson. Le philosophe et pédagogue était opposé à l’édition d’État et à l’idée de manuel unique qui uniformiserait l’approche des savoirs et réduirait la marche de manœuvre des équipes pédagogiques quand elles choisissent collectivement avec quels manuels elles vont travailler.

Cette liberté est aujourd’hui menacée aussi par « un piège numérique » : Philippe Champy craint que le « numérique éducatif labellisé » fasse disparaître les « auteurs » au profit d’« ingénieurs », plus « technologues » que pédagogues, soumis à des appels d’offres lancés aux entreprises du numérique par un ministère « sous hypnose numérique ». Autre piège : les neurosciences, en tant que concurrentes des pédagogies dans les établissements, cherchent à imposer leurs méthodes directement issues de la recherche biomédicale en faisant miroiter d’hypothétiques économies.

Exemple des dérives redoutées par Philippe Champy : « Quand les “neuros” se permettent des jugements hâtifs et sans nuances sur les pratiques enseignantes avant même que les expérimentations qu’ils préconisent n’aient apporté de données réellement probantes. » Deuxième cas de figure : « Lorsque les enseignants sont sommés par les “technos” d’appliquer des protocoles expérimentaux “neuros” niant tout ou partie de leur métier, tout ou partie de leurs savoirs expérientiels. » Cela peut générer une grande souffrance au sein du corps enseignant, accablé par un ministère qui joue les parents contre les profs et développe un « populisme scolaire », nourri de consumérisme et d’individualisme. Reste à identifier plus précisément qui sont les « technos ».


(1) Vers une nouvelle guerre scolaire. Quand les technocrates et les neuroscientifiques mettent la main sur l’école, Philippe Champy, La Découverte, 318 p., 20 euros.

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