« Les mégafeux sont liés à des choix de société »

La philosophe Joëlle Zask pointe la responsabilité humaine dans les incendies qui ravagent tous les continents. Et martèle qu’il est urgent d’arrêter de vouloir dominer la nature.

Vanina Delmas  • 11 septembre 2019 abonné·es
« Les mégafeux sont liés à des choix de société »
© photo : Des pompiers sur l’un des pires brasiers de la saison 2010, qui a ravagé les environs de Los Angeles.crédit : KEVORK DJANSEZIAN/GETTY IMAGES NORTH AMERICA/AFP

L’Amazonie, la Sibérie, l’Afrique subsaharienne, le Groenland, l’Indonésie, la Californie, le Portugal… Ces deux dernières années, les flammes ont ravagé des millions d’hectares sur tous les continents. Joëlle Zask s’interroge dans son nouvel essai, Quand la forêt brûle, sur ce que représentent les mégafeux (selon la terminologie de Jerry Williams, ancien responsable du service des forêts américain) et s’attache à montrer la dimension globale et systémique de ces phénomènes « cataclysmiques à l’échelle humaine ». Elle affirme que nos sociétés sont entrées dans le pyrocène, l’ère du feu, et qu’elles devraient en profiter pour remettre en cause la domination humaine de la nature, notamment en réinventant nos liens avec les arbres.

Est-il vraiment possible de définir ce que sont les mégafeux ?

Joëlle Zask : L’intensité et l’étendue sont leurs premières caractéristiques. Ils ne représentent qu’une petite partie des feux, car ils coexistent avec des feux d’entretien, des feux saisonniers, etc., mais ils sont responsables de 90 % des surfaces brûlées aujourd’hui. Cette année, en Sibérie, douze millions d’hectares sont partis en fumée, plus d’un million en Bolivie… Ensuite, les mégafeux sont clairement des effets du réchauffement climatique et contribuent eux-mêmes à celui-ci : émissions de gaz à effet de serre, de dioxyde de carbone, de méthane ; pluies de suie sur les surfaces enneigées qui accélèrent la fonte des glaces ; intrusion dans des mines abandonnées qui font émerger les métaux enfouis, dont les substances toxiques polluent les sols, les rivières et empoisonnent les gens… En septembre et en octobre 2015, les mégafeux dans les forêts humides d’Indonésie ont généré plus de gaz à effet de serre que l’activité économique américaine tout entière, et provoqué la mort prématurée d’environ 100 000 personnes. Enfin, les mégafeux sont incontrôlables : aucun outil humain, aucune technologie (radars, robots, exosquelettes pour pompiers, simulations…) ne peut les éteindre. Seules la pluie, la neige, la diminution du vent ou la disparition de tout combustible peuvent en venir à bout.

Les mégafeux sont pris dans une multitude de cercles vicieux…

En effet, plus il fait chaud, plus les arbres sont fragiles, plus la quantité de matière sèche est importante. La chaleur favorise également la prolifération de certains insectes qui infestent les forêts et rendent les arbres encore plus vulnérables. Au final, il y a tellement de bois mort au sol que les forêts se transforment en torche à la première étincelle.

Quel a été votre déclic pour étudier les mégafeux ?

En août 2017, j’ai été en contact avec une forêt brûlée que je connais bien, au cap Bénat, dans le Var. Je n’ai pas vécu le feu lui-même, ni la perte d’une maison, mais j’ai fait l’expérience de ce paysage complètement dévasté, méconnaissable, bouleversant les sens et désorientant, qui a été un déclencheur. Le sentiment de désolation, de perte irréversible, m’a mise sur la piste d’un phénomène hors norme. Ce que j’ai découvert en croisant des sources très variées (biochimie, écologie, anthropologie, foresterie, géographie, etc.) va au-delà de ce que j’imaginais. Je ne m’attendais pas à un phénomène aussi total, dont je ne comprends pas qu’on n’ait pas commencé à en parler dans les médias il y a déjà dix ans. Il a fallu un battage autour de la forêt amazonienne pour que le sujet émerge enfin, sans certitude qu’il persiste dans l’esprit des gens. J’ai supposé qu’écrire sur les mégafeux serait pour le lecteur un accélérateur d’opinion, une source d’intensification de sa conscience écologique, comme cela l’a été pour moi. Car il y a vraiment beaucoup à faire pour s’en prémunir et les prévenir.

Votre réflexion émerge donc du lien que vous avez construit avec un paysage ?

Le paysage développe d’autant mieux ses caractéristiques structurelles quand on l’étudie du point de vue de sa disparition, à la lumière des sentiments de perte, de regret, de tristesse qu’on éprouve. Toutes les victimes d’incendie en témoignent, notamment dans les groupes de parole après le feu de Paradise, en Californie, en 2018 : elles expriment souvent une détresse incurable, un sentiment de blessure qui ne cicatrisera jamais. J’en suis arrivée à penser que ce que détruit le feu de forêt, ce n’est pas la nature ou l’humanité, mais le paysage. Cette strate intermédiaire, qu’on appelait la frontière aux États-Unis, ou encore la forêt cultivée, l’environnement, le milieu… Cette zone où la nature et l’humain entrent en interaction depuis l’apparition de l’homo erectus, qui savait conserver la flamme il y a 1,6 million d’années. Les espèces humaines successives ont pratiqué des feux qui ont façonné une grande partie de la planète. Mais les mégafeux sont d’un autre ordre : au lieu d’œuvrer en faveur de la fertilité et de la biodiversité, d’assurer un contact durable au sens écologique entre les hommes et la nature, ils détruisent toute possibilité de contact.

En quoi le phénomène des mégafeux révèle-t-il l’une des facettes du système capitaliste ?

Aucun de ces mégafeux n’est naturel ou provoqué par une colère divine : ce sont des phénomènes anthropiques et, qui plus est, criminels. Les conditions menant aux mégafeux sont liées aux choix d’une société en faveur d’une industrie productiviste en vue de la richesse, au mépris des équilibres naturels, au paradigme de domination complète de la nature. Dans mon livre La Démocratie aux champs (1), j’ai rappelé comment, dès les années 1840, on a pensé les sols comme de simples surfaces où déverser des soupes de produits chimiques destinées à les remplacer. De même, sous Napoléon III, les Landes ont été « colonisées » (c’est le terme employé) par des plantations en faveur de l’industrie navale et les terrains communaux, détruits. Elles sont devenues des usines à bois.

La nature n’est vue que comme une terre de colonisation pour en tirer des profits. De même, au cours des années 1930, Henri Ford a fait incendier au kérosène 6 millions d’hectares de forêt en Amazonie au Brésil, pour créer Fordlandia, une plantation d’hévéas destinée à approvisionner en caoutchouc ses usines de fabrication de pneus. Ce fut un échec, mais ces pratiques de colonisation demeurent. On l’a dit au sujet de l’Amazonie massivement défrichée au profit du soja ou du bétail, mais on doit aussi le dire de l’Indonésie, où la forêt diversifiée est détruite au profit de plantations de palmiers à huile, ou du Chili, où le même régime latifundiste fatal aux populations sur place sévit, cette fois en faveur de plantations d’eucalyptus. En France, nous faisons la même chose avec le pin Douglas. Voilà donc des forêts industrielles, extrêmement vulnérables aux maladies et bien sûr au feu, comme en a témoigné aussi le cas de la Suède durant l’été 2018, période pendant laquelle ses « déserts boisés » composés à 83 % de conifères destinés aux industries du papier et du bois (qui représentent 70 % des forêts du pays) ont massivement brûlé.

Une des solutions pourrait être de retrouver une bonne « culture du feu » ?

Oui, mais en insistant sur trois points. D’une part, aujourd’hui, le recours aux feux dirigés ou à l’écobuage se confronte au danger d’une perte de contrôle. D’autre part, j’ai utilisé cette expression corse de « culture du feu » pour attirer l’attention sur le fait que l’interdiction des feux dirigés pendant une cinquantaine d’années a largement contribué à rendre les forêts inflammables, les masses de matière sèche s’y étant accumulées. Enfin, l’écobuage n’est qu’une pratique parmi de nombreuses autres. On peut prendre soin des forêts en se rendant attentif à leur équilibre, par la cueillette, le débroussaillage, le pastoralisme, l’entretien des chemins, la création de zones pare-feu, la plantation d’arbres variés résistants ou retardateurs comme les cyprès… Plus le paysage est uniforme, plus il est vulnérable. Et on peut aussi apprendre de certaines traditions et de gens sur le terrain qui connaissent les métiers de la forêt et savent veiller sur les écosystèmes comme sur les conditions de vie humaine. En Australie, par exemple, les responsables de l’aménagement du territoire ou des parcs et zones naturels collaborent avec les Aborigènes et leur philosophie du « cleaning country » pour mettre en place des mécanismes de prévention des feux. C’est tout un changement d’attitude et de culture qui est concerné.

L’ultime recours serait donc de cesser de vouloir s’approprier, dominer la nature ?

Il faudrait vraiment cesser de penser notre rapport aux phénomènes naturels sur le mode de la colonisation et de la maîtrise. Des rapports montrent que la moitié des municipalités françaises seront à la merci des feux de forêt d’ici à 2050. Réfléchissons à développer l’équivalent d’une médecine préventive de l’environnement. Ce qui est loin d’être le cas, notamment quand on constate le phénomène du mitage, c’est-à-dire la construction de maisons dans les bois.

En dépassant leur effet tétanisant, ces mégafeux peuvent-ils jouer un rôle dans la prise de conscience de la catastrophe écologique et l’action ?

Ils peuvent créer de nouvelles solidarités et pratiques de soin envers notre environnement commun. Et ce qu’on apprend d’eux peut être extrapolé à d’autres situations : le soin des lieux où l’on vit, de notre ville, de notre rue, de la nature… Il y a un ancrage matériel de la citoyenneté dans des actions communes, notamment préserver nos espaces communs pour les générations futures. Quand les victimes de ces feux dépassent le traumatisme, elles peuvent se mobiliser pour faire changer les choses, à l’instar d’Alexandria Villaseñor, cette jeune Américaine de 14 ans qui a vécu le feu de Paradise en Californie en 2018 et est aujourd’hui l’une des figures des jeunes mobilisés en faveur du climat.

Joëlle Zask Enseignante en philosophie à l’université d’Aix-Marseille.

Quand la forêt brûle, penser la nouvelle catastrophe écologique Joëlle Zask, Premier Parallèle, 208 p. 18 euros.


(1) Éd. La Découverte, 2016.

Écologie
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