Pesticides SDHI : à qui profite le crime ?

L’autorisation de fongicides potentiellement nocifs pour tout être vivant signe l’incapacité de l’Agence de sécurité sanitaire à protéger la population, juge Fabrice Nicolino dans un livre-enquête.

Patrick Piro  • 11 septembre 2019 abonné·es
Pesticides SDHI : à qui profite le crime ?
© photo : Fabrice Nicolino met au jour des proximités troublantes entre recherche publique et intérêts privés.crédit : LOIC VENANCE/AFP

Fabrice Nicolino est un indispensable lanceur d’alerte, et il ne semble pas près de se calmer. Son dernier ouvrage, Le crime est presque parfait (1), s’inscrit dans la lignée d’autres dénonciations retentissantes, contre les pesticides notamment (2). Pour mettre en lumière les risques de cette chimie proliférante, mais surtout pour nous entraîner dans la quête des vrais responsables. Il bondit, le 15 avril 2018, à la lecture de la tribune signée dans Libération par neuf chercheurs qui alertent sur les très sérieux dangers sanitaires d’une récente classe de pesticides. Il s’agit surtout de fongicides, qui inhibent l’enzyme SDH (succinate déshydrogénase), entraînant un blocage de la fonction respiratoire des champignons et moisissures, et donc leur mort. Une bénédiction pour l’agriculture.

Autorisés depuis une vingtaine d’années en Europe, et fort peu connus, ces pesticides dits « SDHI » (inhibiteurs de SDH, en anglais) ont séduit à une large échelle et sont aujourd’hui épandus sur de nombreuses cultures céréalières (dont le blé, à 80 %), maraîchères, fruitières… Le marché mondial est passé de 100 millions de dollars en 2005 à 2,6 milliards de dollars en 2018 et pourrait atteindre 6,4 milliards de dollars dans cinq ans, indique l’auteur.

Des pesticides SDHI massivement présents dans l’environnement : c’est ce dont s’aperçoit très récemment Pierre Rustin, directeur de recherches au CNRS, spécialiste des mécanismes biologiques concernés. Et il est parfaitement bien placé pour comprendre l’incroyable menace qui plane sur la population. Car la SDH est présente chez tous les êtres vivants, et ses inhibiteurs sont susceptibles de la bloquer « très efficacement », tant chez les nématodes, les vers de terre, que chez les humains, expérience à la clé.

Alarmé, Pierre Rustin interpelle en octobre 2017 l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), dont la mission est de protéger les populations par le contrôle des demandes d’homologation des produits et leur interdiction si nécessaire. En réponse à ce signal de première importance, émis de surcroît par un chercheur internationalement reconnu : un assourdissant silence. Six mois plus tard, -en désespoir de cause, Pierre Rustin, avec huit autres chercheurs, prend l’initiative d’en passer par le canal des médias, avec cette tribune qui alerte sur les risques d’une exposition aux SDHI. Chez l’humain, les cellules peuvent en mourir, « causant de graves encéphalopathies ou, au contraire, une prolifération incontrôlée des cellules, et se trouver à l’origine de cancers ». Entre autres maladies. Et l’Anses est aux abonnés absents.

Nicolino a investigué les tenants et les aboutissants de cette histoire. L’agence, réagissant finalement à l’émoi suscité par la tribune, demande un rapport à un comité d’experts composé par elle, dont aucun n’est spécialiste de la SDH. Une de ses membres reconnaît même des liens avec le milieu de l’agro-industrie et de l’agrochimie. La conclusion du rapport de l’Anses, sorti en décembre 2018 : rassurante. Rien ne viendrait soutenir les craintes des scientifiques, même si des études complémentaires étaient les bienvenues. Aucune raison de suspendre les SDHI, donc…

Le commentaire du groupe Rustin est sans appel, car les incertitudes sont nombreuses, et les tests de toxicité actuels, destinés à donner le feu vert aux produits, inadaptés. En d’autres termes, l’Anses est à côté de la plaque.

Dans son enquête, très fouillée, Nicolino remonte aux origines de l’Anses, de l’histoire des pesticides et des procédures d’homologation. Il épluche les pedigrees et les trajectoires des décideurs, suit les liens et les articulations entre institutions et entreprises. Ce n’est pas toujours simple à suivre. Certains seront peut-être perturbés par les digressions dont l’auteur persille une enquête enlevée : elles restent cependant au service d’une construction très structurée. Sans surprise, émergent des côtoiements troublants et constants entre la recherche « publique » et les intérêts privés – et lesquels ! Il s’agit des surpuissantes multinationales de l’agro-chimie et des grands pôles agricoles, avec leurs officines de lobby.

L’auteur reconnaît qu’il lui manque des éléments pour aller plus loin dans ses accusations. L’Anses, en particulier, a refusé de répondre à ses demandes d’entretien, ce qui contribue à son sens à charger une barque déjà très alourdie : l’agence, dans un conflit d’intérêts flagrant, a failli dans sa mission de protection de la population. L’affaire des SDHI en est la démonstration la plus récente et la plus percutante, mais ce n’est pas le seul scandale lié aux pesticides dans lequel ses positions sont mises en cause. Fabrice Nicolino écrit « je » tout au long de l’ouvrage, avec une certaine familiarité même, et c’est à dessein. Co-initiateur de l’Appel « Nous voulons des coquelicots » (voir ci-dessous), il appelle son public à soutenir l’exigence de dissoudre l’Anses pour la remplacer par un organe totalement indépendant.


(1) Le Crime est presque parfait, Les liens qui libèrent, 224 pages, 20 euros.

(2) Pesticides. Révélations sur un scandale français, Fayard, 2007, avec François Veillerette, du mouvement Générations futures.


Les coquelicots veulent désobéir

Lancé il y a un an, l’appel « Nous voulons des coquelicots » (1), qui demande l’interdiction de tous les pesticides de synthèse, peut se féliciter de ce premier bilan. Certes, l’objectif de 5 millions de signatures en deux ans paraît fort éloigné, mais bien des campagnes se contenteraient de ce compteur qui affiche 810 000 participants en douze mois, en lente mais sûre progression. Et le plus significatif est ailleurs, dans l’étonnante dynamique enclenchée dans les villages et les villes (2). Un mouvement social est né, a pris son autonomie. Les « coquelicots », qui portent une cocarde à l’effigie de cette fleur des champs, se rassemblent devant les mairies, organisent des conférences, des semis, des conversions écologiques, etc. Les principaux bastions : la Bretagne, le Jura, les Alpes, l’Occitanie. Près de 80 municipalités ont officiellement apporté leur appui au mouvement, dont Paris, Nantes, Toulouse, Grenoble…

L’an 1 était celui de l’accumulation des forces, l’an 2 sera celui de la confrontation avec le système, avec l’organisation d’actions de désobéissance civile, indiquent les initiateurs. Le livre de Fabrice Nicolino (voir ci-contre) sera notamment le support d’une campagne d’affichage dénonçant les pesticides SDHI (pour Succinate DeHydrogenase Inhibitor), aussi appelés fongicides. « Nous voulons déclencher un mouvement de “harcèlement démocratique” d’ampleur auprès des élus de tout niveau, indique ce dernier. Le mot d’ordre : que faites-vous pour nous protéger des SDHI ? L’objectif est de faire entrer ces pesticides, que la plupart ignorent, dans le débat public. Car nous pouvons encore éviter la catastrophe. »

(1) nousvoulonsdescoquelicots.org. Lire Politis n° 1518, 23 septembre 2018.

(2) Lire Politis n° 1553, 16 mai 2019.

Écologie
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