« Portrait de la jeune fille en feu », de Céline Sciamma : la leçon de peinture

Céline Sciamma met en scène un trio de femmes en huis clos pour contempler les traces que les unes laissent sur les autres – et sur la toile.

Ingrid Merckx  • 17 septembre 2019 abonné·es
« Portrait de la jeune fille en feu », de Céline Sciamma : la leçon de peinture
© crédit photo : Pyramide distribution

Le choix de l’amoureux et le choix du poète. L’amoureux ne se serait pas retourné vers Eurydice dans l’escalier remontant vers la surface, pour la garder en vie et préserver leur avenir. Le poète se retourne vers une Eurydice qui n’est déjà plus, pour en contempler l’image, le souvenir, la trace… Cette lecture du mythe d’Orphée et Eurydice est proposée par Marianne, la peintre, l’artiste, mais aussi la plus âgée, qui connaît déjà un peu la vie. « Et si c’était Eurydice qui lui avait demandé de se retourner ? » lance Héloïse, la jeune maîtresse de la maison, sortie du couvent par sa mère après la mort mystérieuse de sa sœur pour être mariée. Quand Sophie, la servante, s’étrangle : « Mais pourquoi ne respecte-t-il pas la consigne ? »

Cette scène des Métamorphoses d’Ovide qu’Héloïse lit aux deux autres un soir près de l’âtre est un moment clé de Portrait de la jeune fille en feu. Pas seulement en raison des reflets des flammes sur leur peau qui apparentent les plans à quelque tableau d’un maître flamand. Pas seulement du fait de l’écho des mots sur chacune : Héloïse (Adèle Haenel) s’enflamme dans sa lecture tandis que Marianne (Noémie Merlant) scrute l’effet sur l’une puis l’autre de ce livre qu’elle a apporté et qui semble être le seul à leur disposition. Mais aussi parce que, la mère d’Héloïse étant partie, elles sont – la jeune peintre qui doit portraiturer la future mariée, celle-ci et la petite servante – seules dans une pièce qui abolit momentanément leurs appartenances sociales et les conventions qui régissent leurs relations. Soit trois jeunes filles rassemblées par une histoire à un moment de leur vie dans une maison aveugle, proche d’une falaise battue par le vent au-dessus d’une mer bleue et souvent agitée.

« Que savez-vous de mon mariage ? » jette Héloïse à Marianne quand elles font connaissance sur la plage. La jeune fille refuse qu’on la peigne, le portrait matérialisant le contrat qui va la précéder chez un époux dont elle ne sait rien. Marianne a été chargée de réaliser le tableau en cachette. Ses premiers regards sur Héloïse sont donc dès le départ chargés d’une tension qui mêle contemplation et mémorisation dans un élan émancipateur puisque enfin Héloïse est autorisée à sortir. Sauf que la contemplée contemple aussi dans un jeu de miroirs modèle-peintre qui fuit à l’infini vers la naissance d’une attirance réciproque.

La brune et la blonde, la robe rouge et la verte : Céline Sciamma se plaît à mettre en scène ce duo qui cherche à apprendre et à retenir quelque chose de l’autre, en multipliant les superpositions de profils, les plans fixes sur des visages où guetter la valse des expressions tient lieu d’action, et les poses qui semblent feuilleter des chapitres de l’histoire de la peinture. Leur face-à-face n’est rompu que par Sophie (Luàna Bajrami), qui n’est pas la plus niaise puisqu’elle était avec la sœur d’Héloïse quand elle est morte, et qu’elle n’a pas eu ses « mois » depuis trois cycles. Cette tierce qui cuisine, brode, porte fichu et tablier ne renvoie pas aux mêmes gestes picturaux que les deux autres avec leurs étoffes et leurs écharpes nouées autour de la tête pour la promenade. Elle complète ainsi opportunément la ronde féminine que Céline Sciamma déplace non sans une admiration palpable pour ses beautés – teints, bouches, prunelles – et l’intelligence de ses personnages. Son sujet n’est pas tant la rupture que ces rencontres entraînent que le dénuement des jeunes filles en cette deuxième moitié du XVIIIe siècle, leur étroite liberté et la parenthèse qu’elles vivent ensemble.

Le choix du poète, c’est aussi celui de la réalisatrice qui épie les traces que ces instants laissent, comme les tracés de Marianne sur la toile. Souvenirs et fantasmes surgissent alors devant une fenêtre ou au fond d’un couloir où chemise de corps, robe nuptiale et suaire se confondent dans un éclair opalin. Céline Sciamma laisse moins de place dans le champ aux tempêtes et aux caresses qu’aux impressions. Et l’observation de ces femmes dans un huis clos sans hommes, sans musique, tourne à l’étonnante leçon de regard.

Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma, 2 h.

Cinéma
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