Pourquoi Sanofi sacrifie sa recherche

Le géant français du médicament licencie trois cents chercheurs et près d’un millier de salariés, malgré des bénéfices confortables. Une stratégie financière qui hypothèque l’industrie pharmaceutique hexagonale.

Erwan Manac'h  • 4 septembre 2019 abonné·es
Pourquoi Sanofi sacrifie sa recherche
© photo : Pour n’avoir pas été assez rapide dans l’application de la stratégie du groupe, le directeur général, Olivier Brandicourt, vient d’être précipité nà la retraite.crédit : JACQUES DEMARTHON/AFP

Sanofi souhaite remodeler son portefeuille », « devenir plus flexible et agile ». L’heure est donc aux « désinvestissements » : suppression de 299 postes de chercheurs en France, avec l’abandon de la recherche sur les maladies cardiovasculaires et Alzheimer, et de 232 emplois de visiteurs médicaux, 700 ruptures conventionnelles collectives dans les fonctions supports (ressources humaines, informatique, etc.) et externalisation du programme de pharmacovigilance – la surveillance des effets secondaires d’un médicament après sa mise sur le marché. Le fleuron français de l’industrie pharmaceutique, troisième vendeur de médicaments au monde, accélère une cure d’amaigrissement, qui l’a fait passer de 30 000 à 25 400 salariés en dix ans en France (100 000 dans le monde), avec une chute particulièrement spectaculaire de ses effectifs en recherche et développement : de 6 300 en 2008 à 3 500 à l’issue du plan social en cours.

Pourtant, le médicament reste une activité rentable et Sanofi une multinationale en forme, flashée entre 7 et 8 milliards d’euros de bénéfice net annuel en moyenne. Les actionnaires du groupe – L’Oréal à 9 % et le surpuissant fonds américain BlackRock à 6 %, en particulier – captent en dividendes plus de la moitié du bénéfice annuel (3,7 milliards d’euros, soit 56 % du résultat net, plus un milliard d’euros de « rachat d’actions »). Une enveloppe en augmentation constante depuis vingt-cinq ans, qui constitue un record au sein du CAC 40, et le quatrième plus gros montant distribué dans le monde.

Néanmoins, l’heure est aux grands travaux au sein du groupe. Un tri drastique dans les activités doit être opéré pour éliminer les moins rentables : fini notamment le diabète, passé en générique, pour laisser place à l’oncologie (traitement des cancers) et à ses développements récents dans l’immuno-oncologie, les vaccins ou le champ nouveau offert par les progrès de la biotechnologie (génétique, biologie moléculaire, etc.). La concurrence est rude entre les « big pharma » pour être le premier à commercialiser le médicament qui permettra de s’approprier ces marchés prometteurs. Sanofi se concentre également sur des niches comme certaines maladies chroniques, où la rareté lui permet de pratiquer des prix très élevés pour des traitements remboursés par la Sécurité sociale.

Il faut parfois vingt ans pour mettre sur pied un médicament. Dans sa course contre la montre, Sanofi entend donc accélérer les choses en externalisant sa recherche. Plus besoin d’assumer les coûteux centres de recherche, place désormais aux start-up « agiles » (souvent abreuvées de financements publics), que Sanofi rachète lorsqu’une molécule semble mûre pour la phase de commercialisation. L’opération n’est pas moins coûteuse, mais le risque est ainsi « externalisé », ce qui séduit d’autant plus l’entreprise que le médicament n’a pas été épargné ces dernières années par le virage technologique. L’essor des biotechnologies a complexifié et allongé la phase de recherche, et le « big data »s’invite dans la recherche.

Les plans sociaux permettent également à Sanofi de créer « un mouvement permanent parmi les chercheurs pour glaner des connaissances du monde universitaire ou de ses concurrents », note l’économiste Philippe Abecassis, spécialiste du médicament (1). « On vire des chimistes pour embaucher des biologistes », tranche Pascal Collemine, délégué central CGT chez Sanofi. « Le social n’est pas pris en compte, et il n’y a aucun plan prévisionnel pour accompagner les gens vers les nouveaux métiers », ajoute sa camarade de la CFDT Florence Faure. « Il faut aussi avoir à l’esprit tous les emplois indirects, difficiles à quantifier, que ces plans sociaux menacent », insiste Christophe Roque, de la CFE-CGC Chimie Méditerranée.

La stratégie de Sanofi répond aussi à une logique froide comme un tableau Excel : le marché français représente 4 % du marché mondial des médicaments, alors que les salariés français du groupe pèsent 25 % de la masse salariale, signe qu’il faut dégraisser massivement. Les intéressés, assommés par dix ans de plans sociaux (PSE) quasi permanents, ont reçu l’annonce de ce énième plan comme un coup de massue supplémentaire. Les trois mois de négociations qui s’amorcent dans le cadre du PSE ne devraient pas faire de remous. Car les conditions de départ sont avantageuses et les candidats au départ ne manquent pas, tant l’ambiance est aujourd’hui pesante, selon le témoignage de plusieurs syndicalistes. Reste l’amertume, face au « grand gâchis » qui s’aggrave.

« Comme dans l’affaire Alstom », c’est le patrimoine industriel français qui est vendu à la découpe, dénonce Christophe Roque, et un savoir-faire particulièrement riche en France, hérité de longue date, qui disparaît. Pour ces salariés, c’est aussi la souveraineté de la France en matière de santé qui se retrouve menacée. « Le principe actif du paracétamol, par exemple, est fabriqué en Chine », alerte Pascal Collemine, soulignant des cas de plus en plus fréquents de pénuries de médicaments (2), qui ont montré comment l’industrie, en externalisant à tous crins et en préférant un approvisionnement à flux tendu, plus rentable, a entraîné des ruptures de stock.

Ces préoccupations pèsent peu dans l’ordre des priorités des géants du médicament. Depuis dix ans, chez Sanofi, la stratégie est directement indexée sur le cours de l’action en Bourse. Le médicament est un business juteux qui attise les convoitises, mais il est tributaire d’aléas scientifiques qui risquent de faire voltiger les cours de son action. « 80 à 90 % des molécules sont abandonnées entre la phase préclinique et l’autorisation de mise sur le marché », souligne Philippe Abecassis. Or Sanofi ne peut pas se permettre de faire le yo-yo en Bourse, car elle a besoin d’investissements importants sur le temps long et risquerait d’être attaquée par des concurrents ou d’ambitieux financiers si son cours venait à trop baisser. Pour maintenir coûte que coûte le cours de l’action au plus haut, le groupe distribue donc des dividendes records à ses actionnaires. Cela aboutit à un paradoxe dont les Bourses ont le secret : investissement à risque au départ, Sanofi devient une « valeur refuge », de celles qu’on s’arrache lorsque tout chancelle.

Depuis dix ans, la conduite des affaires courantes ressemble à une fuite en avant. Pour n’avoir pas été assez rapide dans l’application de la stratégie du groupe, le directeur général, Olivier Brandicourt, vient d’ailleurs d’être précipité à la retraite, au profit de l’Anglais Paul Hudson, débauché chez le concurrent Novartis. À l’échelle mondiale, ce court-termisme à l’œuvre chez tous les géants du médicament représente un gâchis monumental, souligne Philippe Abecassis : « Tous les gros labos et beaucoup de start-up travaillent sur des molécules identiques, car il y a une course pour s’arroger un marché. » Une situation qui interroge d’autant plus que la collectivité irrigue financièrement l’industrie, que ce soit pendant la phase de recherche, via le crédit d’impôt recherche (130 millions d’euros en 2018 pour Sanofi) comme par le soutien public aux start-up, ou en phase de commercialisation, par le remboursement des médicaments par la Sécurité sociale. Pendant ce temps, l’entreprise ne paye que 8 % d’impôt grâce à l’optimisation fiscale (3).

Mais alors, que font les États ? Une rationalisation des dépenses de santé, par une meilleure planification du marché mondial du médicament, permettrait de réinjecter une partie des fonds dans la recherche pour l’affranchir des marchés financiers. Pourquoi pas en renationalisant au moins partiellement l’industrie ? s’interrogent certains observateurs. L’enjeu serait notamment de redorer la recherche publique et en priorité la recherche fondamentale, négligée par l’industrie, à qui nous devons de nombreuses révolutions thérapeutiques. « Les recherches financées par des fonds publics ou collectifs et associatifs coûtent moins cher, car elles s’affranchissent des dépenses de marketing, concernant notamment les dépôts de brevet, qui sont extrêmement coûteux, assure Philippe Abecassis. Suivant ce modèle, nous pourrions avoir des molécules moins coûteuses, indépendantes des marchés financiers et tout aussi efficaces. »

Pour l’heure, le gouvernement appuie franchement la stratégie de Sanofi et sa financiarisation. Les négociations constantes entre les services du ministère de la Santé et les représentants de l’industrie pour fixer les prix du médicament et obtenir l’autorisation de mise sur le marché restent opaques. Aux vraies fausses concessions mises en scène par l’industriel – par exemple par un soutien (réel) à la recherche dans les maladies rares – répondent des largesses du pouvoir pour des prix élevés sur les médicaments les plus rentables, ces « blockbusters » qui peuvent représenter un chiffre d’affaires de plus de 1 milliard de dollars par an.

Industrie pas comme les autres, le médicament a toujours été lié aux politiques. À l’image de Sanofi, fondée par Elf en 1973, lorsque l’entreprise publique flairait un développement intéressant dans une industrie naissante. L’émergence de la Macronie a perpétué cette proximité. Selon Challenges, c’est Serge Weinberg, président de Sanofi depuis 2010, qui a introduit Emmanuel Macron à la banque Rothschild, offrant au jeune inspecteur des finances, rencontré sur les bancs de la commission Attali, l’opportunité de s’enrichir avant d’entrer en politique (4). Le parcours politique du jeune prodige leur aura offert de nombreuses occasions de se recroiser.


(1) Auteur, avec Nathalie Coutinet, d’Économie du médicament, La Découverte, 2018.

(2) Lire Politis n° 1562, du 17 juillet 2019.

(3) Chiffre de 2012, issu d’une expertise Secafi citée par Cyril Pocréaux et François Ruffin, Un député et son collab’ chez Big Pharma, Fakir éditions.

(4) « Macron, ce chouchou des patrons qui succède à Montebourg », Challenges, 4 septembre 2012.

Travail Santé
Temps de lecture : 8 minutes

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