Un contrepoison au “roman national”

Gérard Noiriel livre un essai efficace sur les ressorts discursifs de la haine, de l’antisémite Édouard Drumont, à la fin du XIXe siècle, à l’islamophobe actuel Éric Zemmour. Un exercice difficile mais nécessaire.

Laurence De Cock  et  Mathilde Larrère  • 18 septembre 2019
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Un contrepoison au “roman national”
© crédit photo : Joël SAGET/AFP / Collection Christophel/AFP

Que faire face à Éric Zemmour ? Sociologues, historiens et démographes ont tenté la réfutation scientifique après la parution du Suicide français. Force est de constater que cela n’a pas entravé la logorrhée de l’auteur, ni découragé les éditeurs de le publier à nouveau, ni empêché Le Figaro de dresser le panégyrique du Destin français à sa parution ou de nombreuses émissions de l’accueillir à bras ouverts et sans contradiction : buzz et audimat obligent. Les quelques intellectuels qui se sont risqués face à lui sur les plateaux se sont retrouvés coincés dans des dispositifs faussés qui niaient l’argument de la compétence et tournaient finalement au profit du pamphlétaire, jubilant de se présenter en victime d’une élite bien-pensante.

Dans Le Venin dans la plume (1), Gérard Noiriel tente un autre angle d’attaque et choisit de se placer non pas au niveau des arguments, mais de ce qu’il appelle la « grammaire identitaire », soit les règles et la logique du discours. Et, en historien, il inscrit cette grammaire dans l’histoire longue du discours nationaliste d’extrême droite en assumant la comparaison avec celui qui fut le premier pamphlétaire vénéneux : Édouard Drumont, le père de l’antisémitisme français, l’auteur de La France juive (1886).

Depuis près de quarante ans, Noiriel laboure les terrains de l’histoire sociale, culturelle et politique. Depuis ses travaux sur les ouvriers de Longwy et ceux sur l’histoire de l’immigration, du « creuset français » et de ses pendants racistes jusqu’aux confins d’une histoire coloniale avec le clown Chocolat, il occupe dans sa discipline une place très particulière tant par sa posture que par ses manières de travailler. De ses expériences sociales, scolaires ou familiales, il tire un sentiment d’illégitimité de classe au milieu de la bourgeoisie intellectuelle, en même temps qu’une empathie spontanée et assumée pour les catégories populaires, ce qui nourrit chez lui une réflexion salutaire sur le procédé de distanciation du chercheur. « Se rendre étranger à soi-même », répète-t-il, pour mener à bien un travail scientifique. Ses livres sont en ce sens un véritable travail de funambule dans lequel doivent tenir ensemble la rigueur de la science, à laquelle il n’a de cesse de rappeler son attachement et la posture de l’historien engagé dans des causes de justice sociale et convaincu que l’histoire a sa partie à y jouer.

Insaisissable, il répond à ceux qui l’accusent de ne pas épouser corps et âme leur grammaire de mobilisation (comme les antiracistes politiques) en arguant justement de la position distanciée du chercheur fabriquant ses propres outils d’analyse à l’aide des faits ; aux autres qui lui reprochent ses engagements politiques, il rappelle fort justement la fonction sociale de l’historien. C’est peu de dire que tout cela le singularise : qu’il nous crispe ou nous épate, Gérard Noiriel reste l’un des savants auxquels il faut reconnaître l’ouverture d’une voie nouvelle de l’intelligence historique. Sa récente Histoire populaire de la France (2) est, par exemple, l’une des rares propositions concrètes de contrepoison à la prégnante et rance vigueur du roman national, dont Zemmour se fait le plus caricatural des chantres.

Noiriel avait déjà esquissé la comparaison avec Édouard Drumont dans une tribune du Monde (29 septembre 2018). Pourtant, Éric Zemmour ne vise pas les juifs comme le faisait Drumont, mais les musulmans. La continuité idéologique entre les deux est à chercher non dans la cible, mais dans la rhétorique pamphlétaire et leur commune utilisation de médias largement complices et consentants. Drumont comme Zemmour se targuent d’être issus des classes populaires, qu’ils ont fuies ; ils n’ont dès lors de cesse de se présenter comme leurs porte-parole tout en dînant aux meilleures tables et en vivant dans les beaux quartiers. Tous deux ont su profiter de moments de révolution médiatique : la libéralisation de la presse pour Drumont, celle des chaînes de télé puis des réseaux sociaux pour Zemmour. Tous deux s’emploient à susciter la polémique, l’affrontement et le scandale pour faire parler d’eux. Et cela passe par l’usage d’une grammaire similaire. La société, l’histoire : tout est présenté au prisme de l’opposition entre un « nous » et un « eux » essentialisés sans la moindre nuance. Ce « nous », la « France » menacée de toute part, décline et se meurt. Ce « eux », « ennemis de l’intérieur », ce sont les juifs pour Drumont et les musulmans pour Zemmour. « Ils » font la loi chez « nous », « ils » ne veulent pas s’assimiler, « ils » imposent leurs interdits alimentaires religieux dans « nos » cantines (le hallal succédant au kasher). Sont aussi responsables de la catastrophe annoncée par ces deux pythies haineuses, en vrac : les femmes, pire, les féministes ; les homosexuels ; les intellectuels, et parmi eux les historiens « officiels » ; la gauche, pire les antiracistes (au mieux des « idiots utiles », au pire des « collabos » et des « traîtres »). Le tout servi par une réécriture totale de l’histoire de France, nourri par des statistiques fantaisistes mais assénées à l’envi, illustré d’une foultitude de faits divers sans lien entre eux mais auxquels on fait dire des vérités qui n’en sont pas. Alors, certes, Zemmour doit progresser plus prudemment : heureusement, des années de combats antiracistes ont suscité des lois qui interdisent de nos jours la libre expression du racisme qu’on trouvait chez Drumont.

Gérard Noiriel montre aussi que la démocratie parlementaire s’accommode fort bien de l’antisémitisme comme de l’islamophobie – mot assumé par Noiriel mais si malmené dans les débats publics. L’ouvrage ne ménage d’ailleurs pas la responsabilité des médias dominants dans la diffusion de la haine identitaire et appelle journalistes, éditeurs, politiques (Laurent Wauquiez en prend pour son grade) mais aussi intellectuels, qui trop majoritairement traitent par le mépris le venin zemmourien, à se ressaisir.

Il se trouvera forcément des grincheux pour dire que la comparaison ne tient pas en histoire. Il arrive souvent, hélas, qu’historiennes et historiens s’arc-boutent sur leur pré carré et s’échinent à lister ce qui en fait la particularité au détriment de ce qu’il est possible de généraliser. Le péché d’anachronisme plane toujours au-dessus des têtes de ceux qui s’essaient à « comparer l’incomparable », selon la belle formule de l’historien antiquisant Marcel Detienne. Il y a deux ans, dans Libération, l’historien Nicolas Mariot avait tenté une comparaison historique entre la famille de Robert Hertz, combattant de la Grande Guerre, et celle de Mohammed Merah pour saisir le rôle de l’entourage dans le choix, pour ces deux hommes, du sacrifice de leur vie. L’article était certes trop court – format journalistique oblige –, mais cela n’avait pas empêché le tombereau d’injures, allant jusqu’au soupçon d’antisémitisme, que son auteur avait essuyées.

Qu’adviendra-t-il alors d’une comparaison entre Drumont et Zemmour ? Même si l’auteur précise bien les différences entre les contextes, on n’échappe pas ici à la question posée du « comparable » entre l’antisémitisme du XIXe siècle et des années 1930 et l’islamophobie. Noiriel pourra s’en défendre en montrant qu’il met en regard les fonctionnements internes discursifs – alors pleinement comparables – de ces deux haines. Pavé dans la mare donc, dont nous ne pouvons que saluer l’initiative au regard de l’urgence du moment.

Partie la plus attendue, mais aussi la plus difficile, celle des solutions proposées par Noiriel pour contrer ce venin zemmourien. On ne sera pas étonnés de son appel à la vigilance à l’égard de toute forme de « grammaire identitaire », y compris celle portée par ceux que l’auteur qualifie trop rapidement de « décoloniaux », réduisant ces derniers à l’obsession de la race quand on sait que quantité de leurs travaux croisent les oppressions de classe, de race et de genre. Si l’on ne peut que rejoindre Gérard Noiriel sur les dangers de l’invisibilisation du social par la grille de lecture identitaire, nous préférons appeler au dialogue les différents acteurs sensibles aux finalités émancipatrices de toute recherche fondée sur un travail rigoureux de déconstruction de l’ensemble des dominations. Il nous incombe désormais, à nous intellectuels, à vous médias et maisons d’édition, de prendre notre part de responsabilité dans la lutte contre le poison distillé par ces faussaires de la pensée.


(1) Le Venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, Gérard Noiriel, La Découverte, 240 pages, 19 euros.

(2) Une histoire populaire de la France : de la guerre de Cent Ans à nos jours, Gérard Noiriel, Agone, 2018 (lire Politis n° 1525, 1er novembre 2018).


Justice de genre

Elles ont 15, 18 ans dans la France des années 1950-1960. Majoritairement issues de milieux populaires, elles cherchent un peu de liberté, d’émancipation, ou juste à fuir des contextes familiaux ­violents, parfois incestueux. Paris offre ses bals, ses cafés. Mais les voici bientôt considérées comme des « mauvaises filles », « dévergondées », traduites devant le juge des enfants – un homme, quasi systématiquement.

Des 460 dossiers de la justice pour mineurs de la Seine qu’elle a dépouillés, l’historienne Véronique Blanchard extrait les voix poignantes et l’élan vital de ces jeunes filles. Ce faisant, elle donne aussi à voir la prégnance des normes sexuelles et de genre dans la société d’après-guerre et dissèque une justice qui se refuse à traiter de la même façon filles et garçons, ne leur reproche pas la même chose, ne les condamne pas aux mêmes peines. Ces voix de jeunes filles et ces reproches des juges restent furieusement d’actualité.

Vagabondes, voleuses, vicieuses. Adolescentes sous contrôle, de la Libération à la libération sexuelle Véronique Blanchard, éd. François Bourin, 328 pages, 20 euros.

Idées
Temps de lecture : 9 minutes
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